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Tetras de Iannis Xenakis.

Éclairage By Jeanne-Marie Conquer, le 14/03/2022

« Une sorte d’animal préhistorique, énorme et robuste. » C’est l’image, pour le moins surprenante, qui vient à l’esprit de la violoniste Jeanne-Marie Conquer pour évoquer Tetras,  saisissant quatuor à cordes de Iannis Xenakis qui sera joué dimanche prochain dans les espaces du Musée de la musique. Voilà qui méritait bien quelques explications…

Bien qu’entrée à l’EIC en 1985, et alors même que Jalons figure parmi les premières pièces que j’ai travaillées, je n’ai pas eu la chance de rencontrer Iannis Xenakis. C’est pourtant un homme qui m’impressionne beaucoup. Alors que l’on demande de plus en plus aujourd’hui aux artistes de s’impliquer dans la vie politique, Xenakis a été une personnalité engagée toute sa vie. Je suis toujours saisie quand je repense à son visage balafré, à son œil blessé — résultat d’une blessure subie alors qu’il combattait dans la résistance grecque. Avec Xenakis, pas besoin de faire la part entre l’artiste et la personne : c’était un homme entier.

Je ne suis pas très calée en mathématiques, mais c’était aussi, d’évidence, un excellent mathématicien — mais qui ne laissait jamais les mathématiques « dominer » la musique, au contraire. Une chose assez étonnante, pour un mathématicien, c’est qu’il semble parfois comme « oublier » de « mesurer » sa musique. C’est-à-dire que, comme d’autres compositeurs à la même époque, il se refuse, dans certaines de ses partitions, à mettre des barres de mesure — c’est le cas de celle de son quatuor, Tetras. Je ne comprends pas trop ce fantasme d’une musique sans barre de mesure : peut-être est-ce pour eux un rêve, une utopie, comme si la barre de mesure allait casser la phrase — alors même que c’est en vérité un repère essentil pour l’interprète. C’est pourquoi l’une de mes premières tâches, quand je travaille une des œuvres de Xenakis, c’est de remettre les barres de mesure. Je crois que tout le monde le fait. Ce n’est d’ailleurs pas très compliqué, et ça permet de savoir où on est.

Ses partitions sont pourtant visuellement très belles, très épurées — on dirait les bâtiments qu’il a dessinés. Elles sont jalonnées de signes singuliers qu’il faut bien mémoriser, et qui représentent chacun un mode de jeu particulier : sur le cordier, percussif, ou glissendo.

Ces glissendi incroyables, sur les quatre cordes, sont un peu la signature musicale de Xenakis pour les instruments à cordes, et ils sont redoutables à réaliser. Ils m’évoquent un peu les formes du Pavillon Philips (photo ci-dessous), qu’il a imaginé pour l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958, avec ses géométries fabuleuses.

J’entends parfois dire que Tetras est une musique folle ou extravertie. On parle aussi de vertiges auditifs. Ce n’est pas mon sentiment : pour moi, c’est une musique très hiératique. Une sorte d’animal préhistorique, énorme et robuste, une sorte de majestueux stégosaure qui avance à pas lourds.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas

Photos (de haut en bas) : Jeanne-Marie Conquer © Franck Ferville / Extrait partition manuscrite Tetras © Salabert/ Pavillon Philips – DR