See menu

Le “Trio pour violon, cor et piano” de György Ligeti.

Éclairage By Jean-Christophe Vervoitte, le 28/01/2022

Le 8 février prochain au Théâtre du Châtelet, Jean-Christophe Vervoitte sera l’un des trois solistes du Trio pour violon, cor et piano de György Ligeti. Le corniste de l’EIC se souvient avec émotion se sa rencontre avec le compositeur un jour de printemps 2002 à Hambourg…

« Jouez-moi un air de jazz ! » dit Maître Ligeti en guise de bienvenue au pianiste Michael Wendeberg, incrédule, avec qui nous sommes venus jouer le Trio pour violon, cor et piano en ce matin du printemps 2002, la violoniste Jeanne-Marie Conquer et moi-même.
Dans un français parfait (il a longtemps vécu à Paris), et tout en dégustant quelques gâteaux (en prendrez-vous ?) dans un coin de la pièce, György Ligeti nous assaille de questions : « Comment va Pierre Boulez ? Avez-vous récemment travaillé avec Stockhausen ? Untel, a-t-il écrit de nouvelles œuvres ? » Son intérêt pour autrui et sa curiosité sont insatiables.
Après avoir pris place dans le salon de musique envahi de partitions, nous commençons l’œuvre : « Jouez cela piano, très piano et très doux ! Regardez ce que j’ai écrit : con tenerezza ! Nous sommes à Hambourg, et j’ai songé à Brahms pour ce dialogue entre le cor et le violon. C’est une évocation, presque subliminale… »
Le dernier accord se dissipe et le compositeur semble plongé dans une profonde méditation. « Nous parlions tout à l’heure de Stockhausen. Savez-vous que c’est lui qui m’a accueilli à Cologne lorsque j’ai fui la Hongrie ? Je me souviens de cette nuit-là. Les barbelés, le no man’s land. J’avais juste quelques dollars dans la poche. Il m’a tellement aidé… » Nous restons
muets.

György Ligeti à Paris en 1989

Après avoir joué quelques mesures du second mouvement (« frais, pétillant, léger, brillant, dansant, » est-il écrit en exergue), le maître se lève, choisit deux microsillons dans sa discothèque et met en marche sa platine Hi-fi. À notre grande surprise résonnent alors la guitare de Baden Powell puis la voix d’Elis Regina. « Voici la source, vous entendez ? »
« Mais voyons le troisième mouvement. Alla marcia… Le combat du tigre et du lion ! »
Je ne peux alors m’empêcher d’entendre dans le pas brutal et cadencé de cette marche, qui périodiquement se détraque et revient inlassablement à cette obstination première, l’écho du terrible combat que livrèrent tant de compositeurs soumis à la brutalité de régimes totalitaires. La partie centrale, le trio, dirait-on, n’est-elle pas cette fenêtre d’Occident que tant de ces artistes furent tentés d’ouvrir ? Mais la réalité s’obstine et, au retour de cette marche infernale, s’ajoutent les terribles imprécations du cor en harmoniques naturels, dont on ne sait si elles sont le cri de l’oppressé ou de l’oppresseur.
Peut alors advenir le sublime Lamento final, expression d’une douleur intime et pudique, douleur d’un visage exsangue qui n’a plus de larmes à pleurer mais garde en puissance le pouvoir d’une révolte dont l’explosion finale laissera émerger l’hallucinant vide sidéral contenu par l’extrême grave du registre du cor et l’extrême aigu de celui du violon.

– Le tempo que j’ai indiqué vous convient-il ? nous demande Ligeti.
– Un peu plus rapide cher maître !
– Alors changeons-le !

Mais le temps passe et le soir approche. Il nous faut rentrer à Paris. Une dernière photographie en compagnie du Maître, que prend Louise, sa secrétaire, avant de le remercier pour ce privilège qu’il nous a accordé en nous consacrant cette inoubliable journée de travail.
Ce soir-là, parcourant les rues assombries de Hambourg dans le taxi qui nous reconduit à l’aéroport, nous restons silencieux, harassés et émus. Il nous faut désormais redescendre sur terre. Car nous y étions bel et bien au Paradis des musiciens.

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / © Marion Kalter