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Luciano Berio : Le métier de compositeur.

Entretien By Rossana Dalmonte, le 15/10/2019

Publiés pour la première fois en 1981, les entretiens que Rossana Dalmonte a mené avec Luciano Berio nous montrent le compositeur véritablement à l’œuvre. La vision qu’il offre de son propre processus créatif éclaire ses plus grands chefs-d’œuvre, dont les Sequenze, nées de sa fascination toujours amusée pour la virtuosité instrumentale. Des Sequenze dont on pourra entendre deux opus, pour trompette et pour saxophone, au cours du concert du 12 novembre à la Philharmonie de Paris.

 

Luciano, il me semble que le moment est venu d’entrer dans ta « boutique ». Que sais-tu d’une de tes œuvres au moment où tu commences à l’écrire ? Jusqu’à quel point est-ce que tu t’en tiens à l’idée primitive pendant l’élaboration ?

La première idée d’une œuvre est toujours, pour moi comme pour tout le monde, je pense, une idée globale et très générale, et peu à peu, au fur et à mesure que le travail avance, j’en précise les détails. Ce ne pourrait être plus simple. Je ne crois pas cependant qu’il existe des idées « de départ ». Quoi qu’il en soit, au cours de la réalisation, de la rédaction en somme et de la définition des détails, il peut arriver que je découvre de nouvelles possibilités et de nouvelles relations sur lesquelles je puis décider de m’arrêter, sans pour autant altérer la nature et la raison du projet. C’est un peu comme décider de partir en voyage, d’aller en Chine par exemple. Un tel projet ne peut surgir de rien, à l’improviste, et il n’y a pas non plus une seule manière d’y aller. Si, de plus, l’itinéraire du voyage n’a pas été fixé et décidé d’avance, à Pékin, par quelques bureaucrates de la République Populaire de Chine, et si je suis libre d’aller où bon me semble, alors ce voyage peut devenir une source de découvertes intéressantes ; chemin faisant, je peux décider de rester à un endroit plus longtemps que prévu, ou même de retourner un jour en Chine par une tout autre route. Et puis, aussi absurde que cela te paraisse, je reviendrai de Chine à pied ou tout au plus à bicyclette : je ne voudrais perdre aucun détail des villes et des paysages que j’aurai traversés à vol d’oiseau. Ou encore, j’y vais à pied et je reviens en avion. Je n’aime pas ces voyages stochastiques où l’on s’occupe uniquement de la forme globale, de l’enveloppe, mais non du détail, où les frontières sont définies mais non les rapports réels, qu’il faut prendre sur soi de réaliser à l’intérieur de ces limites.

De même que je n’aime pas ces architectes qui deviennent scénographes : ils font un beau dessin et le donnent au théâtre en attendant impatiemment que les pauvres travailleurs de l’atelier du décor le réalisent. Et je n’aime pas non plus les architectures sans fonction précise, qui ne respectent pas la vie, l’idéal, le travail de l’homme. Je préfère un gratte-ciel sans idéaux (mais pas non plus sans un idéal) dans Park Avenue aux pyramides égyptiennes. Pendant la réalisation du projet initial, donc, c’est-à-dire pendant que je définis les détails, il peut arriver également que la découverte et la prolifération de l’imprévu deviennent tellement importantes que je modifie effectivement le projet, et j’accomplis alors le chemin inverse ; des détails, que j’étais venu recueillir et fixer, surgit un projet différent. En somme, je ne jette rien, en bon Ligurien. Voilà qui relie Allelujah I à Allelujah II, Sequenza II à Chemins I, Sequenza VI à Chemins II et III, Sequenza VII à Chemins IV, Sequenza VIII à Corale ou, dans la direction opposée, Chemins V à Sequenza IX.

Ces projets qui se prolongent dans le temps, comme tes Sequenze justement (entre la première, pour flûte, et la dernière en date, pour clarinette, il y a à peu près vingt-deux ans), font-ils partie d’un plan ou sont-ils nés par hasard ?

Ma première Sequenza pour flûte a été composée en 1958 pour Severino Gazzelloni, et ce n’était certainement pas un hasard si l’on se trouvait ensemble à Darmstadt en ces années-là, de même que ce n’est pas un hasard si j’ai rencontré la harpe de Francis Pierre ou, plus encore, la voix de Cathy Berberian. Dans l’ensemble des Sequenze, il y a différents éléments unificateurs, prévus ou non. Le plus évident et le plus extérieur est la virtuosité. J’ai un grand respect pour la virtuosité, même si ce mot peut provoquer quelques railleries ou encore évoquer l’image d’un homme élégant et un peu évanescent, aux doigts agiles et à la tête vide. La virtuosité naît souvent d’un conflit, d’une tension entre l’idée musicale et l’instrument, entre le matériau et la matière musicale. Le cas le plus évident et le plus simple dans le domaine de la peinture, c’est lorsqu’un peintre, avec ses pinceaux et ses couleurs, réussit à faire une toile qui semble être une photographie.

En musique, les choses sont plus complexes parce qu’il y a le fameux problème de l’exécution et de la réinterprétation… Un autre cas bien connu de virtuosité peut se produire par exemple lorsque des préoccupations techniques et des stéréotypes de l’exécution prennent le dessus sur l’idée ; ainsi chez Paganini, dont l’œuvre, que j’aime beaucoup, n’a sans doute pas révolutionné l’histoire de la musique, mais a contribué au développement de la technique du violon. Un autre moment de tension a lieu quand la nouveauté et la complexité de la pensée musicale – avec des dimensions expressives tout aussi complexes et diversifiées – impliquent des changements dans le rapport à l’instrument, en imposant une solution technique inédite (comme dans les Partitas pour violon de Bach, les dernières œuvres pour piano de Beethoven, chez Debussy, Stravinsky, Boulez, Stockhausen etc.), où l’on demande à l’interprète de fonctionner à un niveau de virtuosité technique et intellectuelle extrêmement élevé. Finalement, comme je l’ai souvent dit et en y insistant : à notre époque, le virtuose digne de ce nom est un musicien capable de se placer dans une vaste perspective historique et de résoudre les tensions entre la créativité d’hier et celle d’aujourd’hui. Mes Sequenze sont toujours écrites pour ce type d’interprètes (je n’ai ni intérêt ni assez de patience pour les spécialistes de la musique contemporaine), ceux dont la virtuosité est avant tout une virtuosité de la conscience.

 

Extrait de « Le métier de compositeur », in Luciano Berio.
Entretiens avec Rossana Dalmonte / Écrits choisis,
Éditions Contrechamps, octobre 2010.