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De haut vol. Entretien avec Elizabeth Streb.

Entretien By Axelle Corty, le 29/08/2019

Des sauts dans le vide à dix mètres du sol, des machines qui mettent les corps en apesanteur… Avec sa compagnie Streb Extreme Action, basée à New York, la chorégraphe américaine Elizabeth Streb révèle l’incroyable potentiel des corps. Pour la réouverture du Théâtre du Châtelet, le 13 septembre, elle crée Parade, hommage au ballet d’Erik Satie avec une musique du compositeur français Pierre-Yves Macé.

 

Elizabeth, d’où vient votre approche atypique de la chorégraphie ?

Je me suis toujours demandé pourquoi les danseurs passaient leur temps à faire semblant de défier la gravité, alors que celle qu’ils affrontent est très faible. En revanche, quand vous vous laissez tomber de dix mètres de haut, vous sentez une vraie force qui vous attire. Si vous ne l’affrontez pas, alors selon moi, vous n’êtes pas profondément dans le mouvement, dans l’action. Vous êtes un danseur qui fait semblant. Ce que j’essaie de créer, c’est une sorte de danse non prédictive. Le public ne doit pas pouvoir anticiper ce qui se passe devant lui. La question centrale, c’est de réaliser des mouvements sincères dans la situation artificielle qu’est la théâtralité.

Ce que vous faites avec votre compagnie est-il dangereux ?

Oui. Mais c’est nécessaire. À mon avis, nous affrontons simplement notre condition physique d’être humain sur terre. Je ne comprends pas pourquoi les gens trouvent que ce que je fais est violent. Les danseurs de Streb Extreme Action sont d’accord pour se faire un peu mal, mais mon but n’est pas la souffrance. À force de répétitions, ils savent comprendre en une fraction de seconde quoi faire pour éviter les blessures graves.

Comment recrutez-vous vos performeurs ?

Nous leur faisons passer une audition de trois jours, sans rien de vraiment dangereux. Il faut que leurs mouvements soient beaux mais aussi qu’ils soient curieux de ce qui meut leur corps. Savent-ils ouvrir leur cage pour en faire sortir l’animal sauvage ? C’est cela que je cherche. Il faut bien sûr qu’ils soient très costauds. Leur constitution doit leur permettre d’éviter les blessures. Ils doivent aussi être d’une nature à s’amuser dans leur travail. S’accroupir, tomber dans les airs et atterrir sur le ventre doit les faire sourire, pas grimacer.

Mais ce sont des super héros !

C’est exactement cela. D’ailleurs, dans l’école que j’ai créée, où les danseurs de la compagnie enseignent, les enfants ont tous leur préféré. Ils ont créé des emojis de super héros pour chacun d’entre eux. Les vendredis et samedis nous organisons des spectacles. Chaque danseur est accueilli par les acclamations de ses supporters !

Parlez-nous de cette école…

Je l’ai ouverte il y a seize ans, et aujourd’hui elle accueille environ 600 enfants par semaine, répartis en soixante cours. Les plus petits ont 18 mois. Les enfants sont des participants fondamentaux à notre expérience. Ils ne font pas semblant quand ils bougent, cela les rend joyeux. Après seize ans de ce programme, les danseurs de la compagnie se sont appropriés les mouvements des enfants. Comme eux, ils jouent.

Qu’est-ce que vous voulez apprendre en premier lieu à ces enfants et à vos performeurs ?

À voler.

 

Vous utilisez des machines impressionnantes dans vos chorégraphies. Comment sont-elles mises au point ?

Des ingénieurs travaillent avec nous, au cœur de la compagnie. Nous les laissons découvrir notre univers, comprendre nos enjeux, afin qu’ils mettent au point un matériel qui ne nous trahira pas. Pour Parade au Théâtre du Châtelet, nous inaugurons une nouvelle machine, unique au monde : la molinete (photo ci-dessus). C’est une sorte de tube monté sur trépied qui tourne à 360 degrés, où trois danseurs peuvent s’accrocher grâce à des bottes spéciales.

Quel est le rôle de ces machines dans votre recherche ?

Elles permettent d’inventer un vocabulaire nouveau. Nous créons nos équipements un peu de la manière dont les instruments de musique ont été inventés : à l’aube de l’humanité, on s’est aperçu que la voix humaine n’était pas suffisante pour représenter tous les sons qui existent sur terre. C’est ce que nous faisons dans le domaine de la danse : nous décidons que le corps humain au sol n’est pas suffisant et nous inventons des machines pour aller plus haut, plus vite, plus fort.

Vous n’avez pas voulu connaître la musique de Pierre-Yves Macé, inspirée par Parade, avant les premières répétitions. Pourquoi ?

Je n’ai pas besoin d’entendre la musique car la musique ne me guide pas. Je bâtis avec les performeurs une structure sans musicalité. C’est la perception du public qui relie mouvement et musique. Cela n’empêche pas la musique de nous émouvoir quand nous bougeons mais je considère musique et chorégraphie comme deux univers distincts.

 

Photos (de haut en bas) : © Ioulex /  Tilt © Streb Extreme Action ; autres photos © EIC