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Jouer avec les perspectives. Entretien avec Roque Rivas, compositeur.

Éclairage By Roque Rivas, le 10/06/2019

Le 14 juin prochain à la Cité de la musique, l’EIC présentera, en création mondiale, une nouvelle œuvre pour ensemble et électronique de Roque Rivas, Campo abierto, dans le cadre du festival ManiFeste de l’Ircam. Le compositeur chilien nous dit quelques mots de la démarche, fortement inspirée des arts visuels, qui a présidé à l’écriture de sa pièce.

En espagnol, Campo Abierto signifie « champ ouvert ». Ce champ ouvert se réfère à la fois à un champ d’investigation — celui d’une nouvelle distribution spatiale d’un ensemble instrumental avec électronique — et au dispositif choisi, qui ouvre l’espace pour étirer les mouvements sonores parmi les musiciens et l’électronique par des jeux géométriques — miroir, perspective, etc.

L’architecture et les arts plastiques m’intéressent depuis longtemps et leur fréquentation font bien souvent naitre en moi des intuitions. En l’occurrence, pour Campo Abierto, je leur emprunte leur manière de penser les rapports d’interaction sonore dans l’espace. Attention, il ne s’agit nullement de l’illustration musicale d’une œuvre ou d’une technique visuelles, mais bien plutôt de transposer une manière de penser, de s’approprier ces outils dans le domaine de l’écriture musicale, sans parallélisme aucun.

La perspective par exemple : en arts plastiques, la perspective est somme toute un trompe-l’œil qui donne le sentiment d’un volume à partir d’une surface plane. L’un des principaux moyens de suggérer la perspective en peinture, c’est le principe des lignes de fuite, un principe que je peux reproduire en musique, en redistribuant les différents partiels d’un spectre sonore pour créer des effets d’éloignement et de rapprochement d’une source. Je peux aussi transposer le principe de perspective atmosphérique ou chromatique, en dégradant progressivement un spectre sonore pour suggérer sa profondeur spatiale.

Si la perspective est sans doute le concept le plus parlant, d’autres principes m’intéressent également : miroirs convexes ou concaves, mise en abyme, distorsion par anamorphose, etc. J’ai ainsi trouvé de riches idées de grammaire harmonique chez Josef Albers (1888-1976).

Peintre du Bauhaus, ce dernier a beaucoup travaillé sur l’interaction des couleurs du point de vue de la perception des formes et des volumes. Il donne par exemple une impression de relief à une image en deux dimensions grâce à la juxtaposition de différentes couleurs : selon la manière dont on colorie les faces d’un cube en 2D, notre perception de ce cube change.

Pour moi, c’est une nouvelle manière d’approcher la spatialisation sonore : on a tendance à associer le concept de spatialisation au déplacement d’une source dans l’espace, à la création d’une trajectoire, mais on peut aussi la penser à partir d’un réservoir de notes ou d’harmonies qui ont déjà une configuration spatiale. Faire évoluer cette configuration va changer notre manière d’entendre l’harmonie et l’espace. Et inversement.

Ainsi, si je distribue un accord dans l’espace (grâce aux enceintes qui sont réparties autour du public ou suspendues en couronne au plafond, ou grâce à la disposition des musiciens sur scène) puis que je change cette distribution, on a le sentiment que l’accord perdure, mais que sa couleur se nuance de même que son occupation de l’espace — comme si on le considérait sous un autre angle par exemple. Et ce principe peut s’appliquer autant à l’harmonie qu’au rythme. C’est l’un des principaux enjeux de l’écriture électronique dans Campo abierto.

S’agissant d’électronique, justement, notre premier travail, avec Augustin Muller, le Réalisateur en Informatique Musicale qui m’accompagne, a donc été de formaliser le comportement spatial d’une matière sonore donnée par rapport à chaque type de mouvement. Bien souvent, s’agissant de spatialisation, les processus sont trop sophistiqués ou le lieu de représentation mal adapté, et l’on ne peut vraiment entendre le travail effectué. Nous avons du mal à interpréter les trajectoires complexes que perçoivent nos oreilles. Je veux quant à moi que tout soit audible et compréhensible. C’est ainsi qu’on a pu organiser des gestes dans l’espace, accentuer la mobilité des gestes d’accords ou de rythmes…

 

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville /  © EIC / Exposition Josef Albers au Mexique, Solomon R. Guggenheim Museum, 2018 © Museum Kisler Creations / Alamy Banque D’Images /  © EIC