See menu

Cultiver son optimisme. Entretien avec Magnus Lindberg, compositeur.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 29/05/2019

À l’occasion du concert Création(s) Manifeste(s) à la Philharmonie de Paris le 14 juin, l’Ensemble intercontemporain, présentera la nouvelle création du compositeur finlandais Magnus Lindberg, Shadow of the Future. Nous en profitons pour pousser avec lui la porte de son atelier…

Commande de l’EIC avec le soutien de la Fondation Meyer, Shadow of the Future consacre vos retrouvailles avec un ensemble qui vous suit fidèlement depuis près de 40 ans.

C’est effectivement une longue histoire qui me lie à l’EIC. Mon premier concert avec l’ensemble remonte à 1983, avec Ritratto dirigé par Peter Eötvös ! Chaque fois que les solistes rejouent ma musique, c’est toujours magnifique. Et je ne compte plus les pièces que j’ai écrit pour eux. La dernière fois que nous nous sommes retrouvés, c’était la saison passée, à l’occasion d’une carte blanche que l’Ensemble m’avait accordée, et sous ma direction de surcroit.

À tous égards, ma vie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans l’EIC. J’ai ainsi été l’un des tout premiers compositeurs à travailler avec Hervé Boutry lors de son arrivée à la direction générale de l’Ensemble. Aussi, quand Hervé m’a de nouveau approché pour me passer commande d’une pièce pour cet ensemble auquel il a consacré tant d’années de sa vie, ma réponse s’est imposée comme une évidence : bien sûr. Une évidence d’autant plus naturelle que la première de cette pièce doit être dirigée par Matthias Pintscher, mon ami et estimé collègue.

Vous revenez donc à cette occasion à l’écriture pour ensemble, que vous avez délaissée ces dernières années.

Depuis quelques années, je compose principalement pour l’orchestre au grand complet. Ce qui a fait de l’écriture de cette pièce un défi. Un défi d’autant plus passionnant que ce n’est pas un simple ensemble : c’est un ensemble de solistes. L’exercice est donc assez singulier, surtout pour les cordes. Car si, dans l’orchestre, les vents sont souvent à un musicien par partie, les cordes s’y envisagent davantage par pupitres entiers : la rareté des cordes est ici l’un des aspects qui m’a le plus interpelé.

Afin d’exploiter toutes les possibilités expressives d’un tel ensemble, j’explore toute la palette des combinaisons instrumentales offertes. Des solos, bien sûr, des duos — avec une attention particulière portée à un duo de hautbois, qui joue un rôle déterminant au milieu de la pièce — mais aussi des tutti. Lorsqu’on écrit pour ensemble aujourd’hui, je suis convaincu qu’on doit y intégrer des tutti, et je veux dans ces tutti parvenir à donner l’illusion d’un orchestre bien plus vaste.

 

D’où vient le titre de la pièce, Shadow of the Future ?

Je l’ai emprunté à la merveilleuse poétesse finlandaise Edith Södergran (1892-1923), considérée comme la première moderniste de la littérature finlandaise. Edith Södergran était, comme moi, d’expression suédoise — on ne le sait sans doute pas en France mais, à l’époque, la langue la plus parlée en Finlande était le suédois. En 2018, à l’occasion des cérémonies de commémoration du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, j’ai écrit Triumph to exist pour chœur et orchestre, dans laquelle je mettais en musique sept poèmes de Södergran écrits pendant le conflit et son univers continue depuis de m’habiter.

Répétition de Shadow of the Future à la Cité de la musique, 10.06.2019

Framtidens skugga (L’ombre du futur) est à la fois le titre d’un de ses poèmes et celui du recueil dans lequel il a été publié, en 1920. Ce recueil m’a toujours frappé par l’optimisme qu’il dégage quant à l’avenir, alors même qu’Edith Södergran a vu les horreurs de la Grande Guerre, et qu’elle est alors elle-même déjà très atteinte par la tuberculose qui l’emportera trois ans plus tard.

Lorsque je songe au monde tel qu’il va aujourd’hui, et à toutes les ombres qui obscurcissent notre avenir, cet optimisme me semble essentiel à sauvegarder. Ce choix de titre ne relève toutefois pas d’une volonté polémique. Il se trouve que cette expression m’interpelle par toutes les questions qu’elle soulève et par la forte tension qui s’en dégage, entre le mot « futur » et le mot « ombre ». C’est presqu’un oxymore ou, à tout le moins, une vision par nature anachronique, l’avenir étant immatériel et ne pouvant donc pas physiquement ombre porter. J’ai toujours eu une certaine réserve sur le fait d’emprunter ainsi un titre à une grande poétesse : après tout, ce titre lui appartient. J’espère que les cent ans qui nous séparent m’excuseront.

 

Photos (de haut en bas) : © Matthieu Zazzo / autres photos © EIC