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La création musicale chinoise à l'heure de la mondialisation

Grand Angle By Michèle Tosi, le 05/05/2014

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Le 16 mai prochain l’Ensemble intercontemporain donnera un concert dans le cadre du cycle Made in China proposé par la Cité de la musique. Une occasion de rendre compte de la place et de la diversité de la musique de création dans la société chinoise  et  d’observer les relations qu’elle entretient avec le monde musical occidental depuis des décennies.
 
Une génération d’artistes culturellement « suspendus dans le vide »
Dans un pays en pleine tourmente politique, alors que la République chinoise est instituée depuis 1912, l’ouverture du Conservatoire de Shanghai en 1927, accueillant des professeurs issus de l’école russe, est symptomatique de l’ouverture du pays à la civilisation occidentale. Mais la proclamation de la République populaire de Chine par Mao Zedong en 1949 met un frein au dialogue entamé avec l’Occident. L’assujettissement de toute culture à la doctrine maoïste revient à considérer la composition comme un acte collectif au service du peuple, la seule voie pour conduire au socialisme. Temples de l’élitisme, les Conservatoires de Shanghai et de Pékin sont fermés.
La génération des compositeurs chinois aujourd’hui sexagénaires traverse les dix années de la Révolution culturelle (1966-1976) durant la période de leurs études. « On est tous une génération du Livre Rouge et de la pensée de Mao » souligne Chen Zhen (1). Certains d’entre eux, issus de familles « lettrées », doivent suivre leurs parents envoyés dans les campagnes, en camp de « rééducation », dans des conditions souvent extrêmement dures. Pour autant, la plupart témoignent d’une expérience plutôt enrichissante au contact des musiques populaires, celles des minorités notamment dont ils garderont une « image sonore » très vivace. Enfant de la Révolution culturelle, Tan Dun (1957), originaire de la province du Hunan, est élevé par sa grand-mère en pleine campagne et travaille deux années dans les rizières avant d’être engagé dans une troupe provinciale de l’Opéra de Pékin où il joue du violon. Cette expérience au contact de la nature et des rituels villageois restera pour lui le sceau d’une authenticité et d’une voie personnelle à creuser.
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Tan Dun, esquisse pour Nu Shu : The Secret Songs of Women (2013)

 
La fièvre culturelle
La réouverture des Conservatoires de Shanghai en 1973 et de Pékin en 1976 – année de la mort de Mao – provoque une concentration tout à fait exceptionnelle de musiciens brimés par la Révolution culturelle et avides de reprendre leurs études (2). Les cours dispensés par les rescapés de la dictature maoïste (Luo Zhongrong, Li Yunghai, Du Mindxin, etc.) reposent alors sur un solide enseignement académique de la musique occidentale où Bartok fait figure de référence. Mais, dès 1982, les premiers professeurs invités comme Toru Takemitsu, Isang Yun, Alexander Goehr, George Crumb, Ivo Malec, György Ligeti, révèlent aux étudiants des univers sonores inouïs qu’ils auront souvent à cœur d’approfondir hors des frontières de Chine.
Si la France, qui a toujours entretenu avec l’Extrême-Orient des liens d’affinité, est une terre d’accueil pour plusieurs d’entre eux (Chen Qigang, Xu Yi, Xu Shuya, An Chengbi, etc.), l’Université de Columbia, à New York, par l’intermédiaire du compositeur sino-américain Chou Weng-Chun, disciple de Varèse, constitue un véritable pôle attractif pour nombre d’entre eux qui se fixeront aux Etats-Unis: Tan Dun, ChenYi, Zhou Long, Ge Ganru, Qu Xia-song, Bright Sheng, etc.
 
La voie du Tao
« La meilleure manière d’être influencé par le Tao est de ne pas se sentir influencé par le Tao » (Tan Dun)6-Xu Yi-partition

Xu Yi, système rythmique dérivé du Yi Jing

 
Si la jeune génération réagit aujourd’hui diversement au contact des écoles de pensée chinoise, (Confucianisme, Bouddhisme chan, Taoïsme), la remise en cause du dogmatisme marxiste-léniniste dès les années 80 amène les artistes chinois à rechercher tout à la fois une profondeur et un élan, une liberté d’expression et un ancrage identitaire. Et c’est principalement vers le secret du Tao – dans ses implications plus philosophiques que religieuses d’ailleurs – qu’ils s’orientent, souvent interpellés par l’intérêt que les occidentaux portent au Livre de la Voie et de la Vertu. L’exemple de Tan Dun prenant une leçon de Yijng, Le Livre des Mutations, auprès de John Cage en 1988, est très révélateur. En 1985, il avait écrit On Taoïsm pour les funérailles de sa grand-mère, une œuvre renouant avec les formes du rituel où il interprète lui-même la partie vocale.
Comme Tian Leilei (1976), la compositrice Xu Yi (1963) semble être habitée depuis son enfance par le « Wu-Xing », le principe originel des cinq éléments qui relie l’homme à l’univers selon l’esprit du Qi: le terme, utilisé comme titre d’œuvre, reviendra souvent sous la plume des compositeurs, notamment chez Chen Yi (1954) ou Wen Deqing (1956). Le Qi, c’est le souffle en tant que principe vital et l’entrelacs du Yin et du Yang comme dynamique des contraires et source d’énergie fondamentale. Dans Le plein du vide (1997) pour trompette et orchestre de Xu Yi – troisième pièce du cycle Les rêves de Tchouang Tseu – l’électronique est agent du flux sonore et générateur de l’espace; la compositrice y fait converger, en une « alchimie intérieure », la pensée spectrale, acquise auprès de Gérard Grisey, et la combinatoire secrète du Yijing. D’autres titres d’œuvres comme Vallée Vide, Wu We (« le non-agir ») ou Da Gui (« Le grand retour ») prennent chez elle la même résonance philosophique. « Mon désir est de travailler dans les deux cultures pour trouver une troisième voie, comme l’exprime une de mes compositions que j’intitule 1+1=3 » souligne Xu Yi. (3)

3-Xu Yi-le plein du vide-2Xu Yi, esquisse pour l’élaboration rythmique du Plein du vide

 
A l’écoute du son
« Garde ton pays natal dans ton cœur et embrasse le monde entier du regard ».
L’entreprise de « modernisation » de la lutherie chinoise par Jiang Qing durant la Révolution culturelle (concernant notamment l’accord en tempérament égal) avait favorisé l’intégration des instruments traditionnels dans l’orchestre occidental pour les grandes manifestations populaires de la Chine communiste. L’exemple de Toru Takemitsu intégrant les instruments japonais à son écriture, invitait les jeunes compositeurs, dès 1983, à considérer instruments et sons traditionnels dans un nouveau contexte de musique de chambre et une perspective de modernité. (4)
La percussion est un domaine de grande perméabilité entre les deux univers culturels ; au contact des interprètes virtuoses de l’Occident, invités à venir faire des master classes (5), les compositeurs chinois se tournent vers les instruments du rituel (tambour Gu, cloches du temple Dobaci, etc.) qui suscitent une écriture inventive et toujours spectaculaire comme dans Drama pour trois paires de cymbales et voix des joueurs de Guo Wenjing (1956), une action sonore – où les interprètes se masquent dans le dernier mouvement – sollicitant l’œil autant que l’ouïe.

Dans San Xiao (1995) pour dizi (flûte traversière en bambou), sanxian (luth à trois cordes), zheng (cithare à 21 cordes) et pípa (luth à 4 cordes), Chen Qigang exige un niveau technique qui va bien au-delà de la pratique habituelle. Cette pièce constitue un tournant dans l’évolution du compositeur qui se met à l’écoute des phénomènes sonores offerts par des instruments liés intrinsèquement à la micro-tonalité, aux phénomènes bruités et à l’énergie du souffle: autant de paramètres qui entrent en résonance avec « la culture du son » initiée par Varèse, où s’originent toutes les aventures sonores de la musique occidentale des soixante dernières années. L’instrumentarium chinois devient le lieu de jonction entre les deux cultures et l’agent réactif entre mémoire et imagination. « Le rapport au passé n’est plus une quête d’identité mais s’intègre dans une perspective qui inclut toute modernité » souligne très justement Laurent Feneyrou (6). Le train de la vie III – Wu pour erhu (violon chinois) et électronique (2012) de la compositrice taïwanaise Liao Lin-Ni (1977) est symptomatique de cette réappropriation d’un héritage envisagé ici sous l’angle des nouvelles technologies.
Comme son collègue An Chengbi (1967), Xu Shuya (1961) s’est formé aux techniques du son dans les studios du Groupe de Recherche Musicale de Paris; dans son œuvre In Nomine II (photo ci-dessous), le sheng (orgue à bouche) s’invite à côté du quatuor à cordes, deux instruments hautement symboliques des cultures respectives. Dans San (1995), la harpe, la guitare et la percussion (avec ses chimes de verre, de bambous et de coquillages) au sein d’un dispositif de chambre très occidental (flûte, hautbois, clarinette et piano) donnent lieu à un travail très fin sur les textures micro-tonales et la flexibilité d’un matériau évoquant le jeu sur les instruments chinois.

Si Tan Dun, le « great includer », selon les termes de Paul Griffiths (7), ne renie pas les instruments séculaires, il plie souvent la lutherie occidentale à son désir sonore et lui confère une sinité toute particulière. Ainsi le violoncelle, sous l’archet de Anssi Karttunen, compagnon de route de Tan Dun, synthétise-t-il l’esprit du zheng et du pípa dans l’art de la courbe, des micro-inflexions, des glissandi et des pizzicati, tout en convoquant la puissance et la profondeur de l’instrument occidental.
Un art du spectacle vivant
Mosaïque d’emprunts, aux chants populaires de nombreuses régions, aux fanfares militaires, aux ensembles instrumentaux, aux arts de la rue mais aussi aux rituels, l’Opéra de Pékin, qui s’inscrivait au quotidien de la vie traditionnelle chinoise, représente encore aujourd’hui pour les compositeurs une expérience artistique radicale et une forme d’art total qu’ils appellent de leurs vœux. Certains y ont fait leurs premières armes de musicien et vont rester attachés à ce contexte de spectacle vivant. L’opéra, au sens occidental du terme cette fois, devient un nouveau lieu de convergence entre les deux cultures et un foyer très actif de la création musicale chinoise depuis 1990. La composition toute récente (avril 2014) de l’opéra Wu Zetian, Impératrice entre ciel et terre de Xu Yi, pour quatre solistes, chœur d’enfants et ensemble instrumental, témoigne d’un art du spectacle très spécifique où s’opère le dialogue entre Orient et Occident. Le livret puise dans l’histoire chinoise ancienne de la dynastie des Tang (VIIème siècle). Son adaptation en langue française induit une technique de chant occidentale pour les personnages principaux. Pour autant, la compositrice introduit à travers le dispositif électroacoustique une voix d’homme autochtone pour le personnage du vieil empereur Taizong s’exprimant dans sa langue natale, et confie à la soprano (Première épouse) une partie, certes très courte, de chant dans le style récitatif de l’Opéra de Pékin.

5-Tan Dun-The mapTan Dun, The Map

Donné dans le décor naturel de Fenghuang, ville historique du Hunan, The Map (2003) de Tan Dun, témoigne également en faveur de l’art du spectacle, ancré très profondément dans la tradition de la Chine. Plus qu’un concerto pour violoncelle, invitant le soliste Anssi Karrtunen aux côtés du grand orchestre occidental, The Map est un spectacle multimédia à la hauteur des visées mondialistes de l’artiste. L’envergure du projet peut évoquer les Polytopes d’un Xenakis (investissant lui-aussi les décors naturels) ou la cosmogonie de Licht chez Stockhausen. Il concrétise, à la faveur du luxe des moyens engagés, la recherche du spectacle total dont l’Opéra de Pékin reste toujours l’exemple vivant. The Map se situe au croisement des cultures paysannes (l’objet des vidéos) et de la tradition lettrée, du divertissement spectaculaire et du rituel, du « confort moderne » de l’orchestre occidental et de l’âme chinoise qui l’habite.

Depuis sa fondation en 1993 par Zhang Xiaofu (1954), le Centre de Musique Electroacoustique de Pékin a acquis une réputation mondiale à la faveur de son festival qui a lieu tous les ans depuis 1997. Souvent à la pointe des techniques multimédia, les jeunes compositeurs chinois semblent aujourd’hui exceller dans l’art du spectacle mêlant musique, électronique, vidéo et autres supports médiatiques : une recherche qui questionne aussi la jeune génération occidentale pour laquelle la scène chinoise pourrait bien aujourd’hui faire figure de référence.
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(1)  Artiste-plasticien chinois (1955-2000)
(2)  17000 candidats pour 200 places disponibles dont 34 pour les compositeurs.
(3)  www.france-musique.com: Tapage nocturne par Bruno Letort (9/02/2006)
(4)  La création en 1984 de l’ensemble Music from China à New York et l’action de Joël Bones et le Nieuw Ensemble d’Amsterdam, qui devient l’interprète privilégié des œuvres de la nouvelle génération chinoise dès 1989, vont favoriser l’importation des instruments nationaux et les créations pour petits ensembles, très peu pratiqués en Chine populaire.
(5) Le Shanghai Percussions Ensemble est aujourd’hui invité à se produire dans le monde entier.
(6)  Festival d’Automne à Paris. Notes de programme (octobre 1995)
(7) Musicologue anglais, auteur du livret de Marco Polo (1996), opéra de Tan Dun où le compositeur dit avoir réalisé la fusion des sons du monde entier.