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Entretien avec Roger Reynolds

Entretien By Véronique Brindeau, le 02/07/1997

On the Balance of Things , pour hautbois et ensemble, comporte une chorégraphie de Lucinda Childs et des extraits de poèmes d’Elisabeth Bishop. Le langage et l’espace ont-ils toujours eu ce rôle privilégié dans votre œuvre ?
Quand on parle de musique, il est souvent question d’émotion – qui contient l’idée de mouvement. C’est fondamental pour moi. Dans une de mes premières pièces, The Emperor of Ice Cream, en 1961, on voyait déjà des chanteurs parler et chanter tout en se déplaçant, regroupés selon certains ensembles, se transmettant les sons de leurs voix. J’ai toujours perçu le langage comme une musique et j’entends souvent la musique comme si c’était un langage – mais pas au sens ordinaire du terme, lorsqu’on l’assimile à une langue universelle. Pour moi, la musique excède ce qui se déroule dans une salle de concert et ne se réduit pas à des détails de hauteurs ou de relation. La manière dont le son, le langage et l’espace – ou la position dans l’espace – s’entremêlent, tient pour moi de la danse. Or, les moyens informatiques permettent de calculer très précisément les positions dans l’espace et les trajectoires du son. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse à la musique par ordinateur. Il est important pour moi de situer le son, mais j’aime aussi entendre ses déplacements – continûment, comme un oiseau qui poursuit son chant tout en volant – et de combiner mouvement avec hauteur, mouvement avec dynamique, etc. Malheureusement, toute notre musique est terriblement statique : à cause des difficultés d’exécution, les musiciens sont assis sur des chaises, ils lisent leurs partitions, de sorte que les sons produits viennent d’une position invariable. Il y a des exceptions, comme Domaines, de Boulez, mais elles sont assez rares. Avec les ordinateurs, il n’y a pas de limites : on peut simuler n’importe quelle position, n’importe quel mouvement, et ces possibilités m’ont toujours passionné. D’ordinaire j’utilise quatre, six, voire huit haut-parleurs. Mais avec On the Balance of Things, je n’en utilise que deux.
Elisabeth Bishop m’apparaît comme un poète assez sobre, dont les images sont plutôt mystérieuses, à la fois limpides et cachées. C’est aussi une femme qui a beaucoup voyagé, et je trouve que sa poésie a partie liée avec de subtils changements de perspective. J’ai donc choisi un certain nombre de situations, disposées dans un cadre net, et je me suis volontairement limité à deux haut-parleurs de manière à créer une image spatiale claire. Cette pièce fait appel à de nombreuses répétitions, mais celles-ci ne se produisent jamais au même endroit. Par exemple, si une courte séquence se produit dix-neuf fois, sa position dans l’espace est à chaque fois modifiée. Il s’agit de légères modifications, dont l’effet se perçoit mieux si les haut-parleurs et les musiciens sont en face de vous dans une situation acoustique claire : l’auditeur comprend peu à peu qu’il y a une danse des sons eux-mêmes. Ce que je cherche à équilibrer («balance»), c’est une relation entre les mots, les idées d’Elisabeth Bishop et ma musique. Il n’était pas possible pour moi d’écrire une pièce sur ses textes mais plutôt près d’eux. Ils sont trop complexes, partent dans de trop nombreuses directions. J’ai donc lu et relu tous ses poèmes pour finalement en extraire deux séries : l’une plus claire, l’autre plus sombre, chacune étant divisée en deux mouvements, l’un bref, l’autre long, soit quatre mouvements. La pièce est ainsi divisée en deux moitiés selon une structure de temps qui va fournir à la chorégraphe Lucinda Childs un cadre de travail temporel identique dans les quatre mouvements bien que les sons soient différents. On pourra entendre dans le premier mouvement un son de hautbois, et dans le deuxième un son de percussion, mais la structure des événements est rigoureusement la même. Mais ce n’est pas un équilibre simple : je me suis demandé ce que pouvait être un équilibre entre le léger et le lourd, entre un moment dans le temps et le son qui est produit au même instant, entre long et bref, et aussi entre les mots et la partie d’ordinateur. Puis, j’ai décidé de faire du hautbois la voix du poète – ou du moins, celle de mon « poète-virtuel-inventé ». Il me fallait construire un équilibre entre les sons sur ordinateur de la bande et le solo de hautbois, de même qu’entre les six autres musiciens et le hautbois. L’ensemble des musiciens doit à son tour équilibrer la bande : c’est un travail très délicat et réellement une expérience nouvelle pour moi. Il s’agit toujours de répétition… mais sans jamais répéter la même chose. Lucinda Childs a réalisé des chorégraphies à partir de musiques «minimales». Et moi qui ne suis pas un adepte du minimalisme – cela ne m’intéresse en aucune manière – je me suis livré à une sorte de jeu : composer une pièce pleine de répétitions qui ne soit pas minimaliste.
 
Vous avez souvent travaillé selon ce principe de paires – dans Odyssey, par exemple.
C’est vrai. En fait, le monde est complexe, rien n’est jamais simple! Mais je crois que nous le comprenons davantage, et plus en profondeur, en ayant recours à des polarités, des oppositions. Le danger est de croire à leur réalité : ce ne sont que des artifices, des constructions. Là encore, la notion d’équilibre est importante : elle nous garde des jugements péremptoires. C’est une défense contre un certain désarroi qu’il y a à vivre dans le monde.
 
Votre double formation, à la fois scientifique et musicale, a-t-elle favorisé ces idées sur les formes et sur l’intelligibilité ?
En partie, et certainement parce que mon père était architecte. Enfant, je le voyais dessiner des plans et il m’emmenait ensuite voir les bâtiments construits. Je pouvais constater, même superficiellement, la relation entre un plan et une réalité. Et je comprenais la nécessité d’une pensée rigoureuse et soignée pour que les constructions ne s’effondrent pas ! Je considère la composition comme une sorte d’architecture. Parce qu’elle exige du compositeur de penser à de très nombreux détails sans jamais oublier le propos d’ensemble de l’œuvre qui est, d’une certaine façon, d’exprimer, ou de créer un contexte où les auditeurs trouvent quelque chose qui les retient, qui entre en résonance avec eux. La musique, pour moi, est toujours liée à une certaine « révélation». Non pas au sens où l’on donne quelque chose à quelqu’un, mais au sens où ce que l’on donne, c’est la possibilité de découvrir.
 
Les textes littéraires sont très présents dans votre œuvre – Kundera, Beckett, Garcia Marquez, Elisabeth Bishop, etc. Sont-ils pour vous un moyen privilégié dans cette recherche de l’expression ?
Sans doute. Mais je suis probablement tout aussi intéressé par les arts visuels. J’ai fait de nombreuses pièces qui sont liées à des images, et non à des mots: Visions, un quatuor pour les Arditti, d’après deux dessins de Bruegel, ou The Stages of Life, une symphonie pour Esa Pekka Salonen d’après trois autoportraits de Rembrandt et de Picasso. La musique, c’est ma manière à moi de comprendre le monde. Et tout ce qui retient mon attention se fraie un chemin dans ma musique.
 
 
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Propos recueillis par Véronique Brindeau le 12 juin 1997
Extrait d’Accents n°3 – juillet 97-janvier 1998