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Entretien avec Marc Monnet

Entretien Par Cyril Beros, le 15/01/2006

Après un opéra, un concerto…
Ce ne sera surtout pas un concerto ! Je ne crois pas aux formes classiques, aux genres traditionnels. Les formes naissent et sont faites pour mourir… Il faut sans cesse réinventer des formes adéquates. Par exemple ici, l’idée du virtuose face au groupe, comme figure d’une hiérarchie pyramidale dans l’orchestre, reste pour moi impossible à envisager. De ce point de vue, Adorno n’a pas pris une ride dans son analyse. De même, lorsque j’ai écrit Bosse, crâne rasé, nez crochu (1998-2000) pour l’Ensemble intercontemporain et l’Ircam, je ne voulais pas du tout revisiter le genre du concerto pour piano, avec ses codes, son organisation dramatique. Ligeti l’avait déjà fait, et très bien. D’où cette nécessité d’une durée très longue (50’) qui m’obligeait à repenser les choses différemment, avec ces longs intermèdes pour deux pianos seuls qui viennent rythmer l’œuvre et les jeux avec l’électronique.
 
Pourtant, on observe un mouvement de fond, chez beaucoup de compositeurs, de réappropriation des gestes de la tradition : narration, formes concertantes, symphonisme…
Je m’en moque complètement. Cela n’a aucune importance à l’échelle de l’histoire. Il y a toujours eu des périodes plus ou moins inventives, plus ou moins réactives. La nôtre est assurément peu encline à faire jaillir ou à accueillir la nouveauté : je m’en suis encore rendu compte avec mon opéra ! Il ne faut rien lâcher pour obtenir ce que l’on croit nécessaire artistiquement. Non, ce qui m’intéresse dans cette pièce, c’est bien sûr d’avoir un instrument principal, le cor, mais qui possède une identité particulière dans l’orchestre. Si l’on fait une petite « sociologie instrumentale » : c’est un cuivre, famille instrumentale qui historiquement est celle des musiciens « prolétaires », pour laquelle j’ai une tendresse – j’ai déjà écrit Rigodon (1985, pour quatuor de cuivres) et Open (1994, pour quatre trombones et système d’effets) ; mais en leur sein, c’est un peu « l’aristocrate », celui qui est orchestré avec les bois, celui qui se désolidarise du groupe. Et puis le cor, c’est une voix, un peu comme le violoncelle : sa palette expressive est immense ; il peut sonner d’une manière absolument déchirante.
Sur le plan formel, je suis parti de brèves séquences, très variées, avec l’idée de renouvellement perpétuel, parfois avec cor principal, parfois non. Un esprit d’invention foisonnant doit à chaque instant miner toute idée de repos, de confort. Et dans le même temps, le cor tisse une continuité, une ligne qui traverse ces sections isolées : ce qui serait l’idée d’une mélodie interrompue, dans un contexte contemporain.
 
En supprimant les violons, les flûtes et les hautbois, vous choisissez un effectif particulier qui renvoie à votre prédilection pour le grave.
On me l’a souvent dit. Choix de l’insécurité, goût pour les registres extrêmes doivent correspondre à quelque chose de très profond chez moi. Pourtant, j’aimerais bien parfois, je vous assure, me reposer et écrire des œuvres lisses et consensuelles ! Mais c’est impossible. Dans les registres extrêmes justement, le matériau peut littéralement rendre l’âme ! Pour exister, il lui faut un effort, il lui faut se battre. C’est ce qui m’intéresse.
 
On entend dans votre musique des résonances très diverses – d’un expressionnisme très noir à des éléments rappelant les horloges ligetiennes ou le minimalisme par exemple. Vous semblez totalement indifférent à l’unité ou à la pureté stylistique de votre œuvre ?
L’unité et la pureté sont deux mots qui me font peur ! Non, je ne suis pas indifférent au style, mais tomber dans les bras de l’unité, c’est une attitude qui relève de l’idéologie. Je crois que le style ou la forme sont des « reflets » philosophiques. Croire aujourd’hui qu’il existe une unité dans le monde me paraît absurde. Sous un tel raisonnement, c’est une vision de Dieu que l’on impose. C’est la même chose avec l’harmonie, certains la vivent comme « naturelle » alors qu’elle ne peut être qu’arbitraire.
L’harmonie est un concept. Ainsi, toutes les révolutions apparentes du XXe siècle, et principalement le dodécaphonisme et la musique spectrale, sont chacune à leur manière des résurgences de l’idée d’harmonie classique que l’on défend bec et ongles : la musique dodécaphonique et la musique spectrale s’imposent de réinventer un système d’organisation qui s’appuie sur ce malentendu de « nature », le premier avec l’aide de la rationalité, l’autre en considérant le son comme générateur d’harmonie. On transfère l’unité provisoirement rationalisée par la série vers le son (le spectre de celui-ci), comme si le matériau pouvait donner l’essence d’une forme ! Non, le matériau ne peut générer par lui-même (comme un effet de nature qui nous donnerait la « clef ») du sens, de la forme. C’est l’articulation entre les sons (quelle que soit leur nature) qui générera de la forme, voire le style.
De ce point de vue, effectivement, je n’ai aucun interdit concernant la nature des matériaux que j’emploie. Si j’ai besoin d’un accord parfait à un moment, je le prends. Si j’ai besoin d’un bruit ou d’une transformation par filtrage, je les prends. La seule chose qui compte c’est quelle articulation des éléments entre eux je vais écrire, c’est-à-dire le regard que l’on y pose par l’écriture. Faire forme. Là réside pour moi l’invention. Bien entendu, je suis profondément hostile aux attitudes régressives qui consistent à vouloir maintenir un système dépassé comme les post-tonaux.
Dans ce concert, intitulé « La tentation classique », vous serez dans le voisinage de Ligeti et de Stravinsky. J’imagine que vous n’êtes pas indifférent au contexte ?
Non, bien sûr. Je dois d’abord dire que je ne l’ai pas choisi. « Classique » est sans doute le qualificatif qui m’est le plus éloigné. Quoique dans un sens, je me sente assez proche de Stravinsky dans sa manière de traverser les codes sans renier son écriture propre. Pour cette œuvre-ci cependant, le contexte m’encourage plutôt à me tenir au plus loin de toute tentation classique !
 
Propos recueillis par Cyril Béros