Vortex de son et d’images. Entretien avec Thomas Penanguer, vidéaste et scénographe.
Entretien
Le 4 avril prochain, dans le cadre du Tongyeong International Music Festival en Corée du Sud, les solistes de l’EIC interpréteront un chef-d’œuvre de Gérard Grisey : Vortex Temporum. Mais, cette fois-ci, ce classique du mouvement spectral sera enrichi d’une création vidéo réalisée par Thomas Pénanguer. Le scénographe, vidéaste et plasticien français lève le voile sur les dessous de son travail.
Thomas, quelle place occupe la musique, et surtout la musique contemporaine, dans votre quotidien créatif ?
Ma pratique de plasticien à croisé la création musicale contemporaine voilà une dizaine d’années avec l’Ensemble Flashback de Perpignan. Ce fut à la fois une initiation, la naissance d’une collaboration au long cours en création vidéo, et une fabuleuse rencontre avec des compositeurs tel que Jesper Nordin, Jacopo Baboni-Schilingi, Alexander Vert, Lara Morciano et de nombreux interprètes comme Diego Tosi, Odile Auboin ou Nicolas Crosse, déjà… Au fil du temps j’ai développé des outils de création technique et réflexif adaptés à la scène musicale contemporaine et depuis. Ce projet avec l’EIC sur Vortex Temporum de Gérard Grisey me permet de poursuivre cette exploration.
De quel genre d’outils de création technique et réflexif s’agit-il ?
Au fil de mes expériences en contact avec le monde de la musique contemporaine mes modalités de création vidéo pour la scène ont évolué. D’un point de vue technique, j’utilise la captation sonore ou gestuelle des interprètes afin d’établir une relation en temps réel et ainsi de créer une sorte de lutherie visuelle, et de faire « sonner » les images d’un instrument augmenté. Les avancées technologiques, alliées aux techniques scénographiques, ouvrent également de nombreuses possibilités de création mais aussi d’adaptation aux différentes exigences des productions. Je destine mes images à des dispositifs immersifs, entre projection sur tulle, pepperghost[1], réalité virtuelle, et chaque nouvelle création devient un espace expérimental scénographique et visuel.
Comment avez-vous procédé ? Quelle a été votre « porte d’entrée » dans l’œuvre pour commencer à travailler ?
Dans le cadre d’une commande, je procède par une première écoute intuitive de la pièce, complétée en prenant connaissance de toute la documentation disponible. Puis la création de matières visuelles commence en me plongeant dans la partie la plus sensible de mes propres perceptions. L’analyse structurelle et temporelle de l’œuvre sert ensuite aux résolutions techniques inhérentes à la projection vidéo pour la scène.
L’approche « spectrale » de la composition de Grisey vous a-t-elle inspiré ? Avez-vous tenté d’en transposer certains outils ou aspects à vos méthodes de travail ?
Dans la réalisation vidéo pour la scène musicale contemporaine, chaque rencontre avec l’œuvre d’un compositeur est l’occasion de découvrir de nouvelles approches et d’enrichir et mettre en œuvre mes outils de création. Les univers et textures que Vortex Temporum m’a inspirés sont évidemment liés aux processus musicaux utilisés par Gerard Grisey.
Du point de vue technique, j’utilise ici une captation par microphone des interprètes pour générer les textures vidéo. La projection se trouve ainsi entièrement liée aux tessitures, attaques et enveloppes des parties instrumentales, de sorte que le procédé du compositeur se traduit à l’image en temps réel selon les paramètres visuels que je choisis d’exploiter. Les matières et formes colorées et abstraites s’entremêlent au paysage musical porté par les musiciens, créant des visuels animés matérialisant les sensations générées par les trajectoires, durée et intensité du discours musical, renforcées par des effets de feedback et de miroir.
Comment avez-vous envisagé l’articulation entre le discours musical et votre discours visuel, à la fois en termes de synchronicité, mais aussi de contrepoint et de contraste ? Le visuel est une dimension qui phagocyte parfois l’attention du public au détriment des autres sens : comment laisser une place à la musique ?
Après avoir lu les documents concernant Vortex temporum, je me suis appuyé sur la description des trois mondes, humains, baleines, insectes, m’intéressant à la place de la lumière et du mouvement dans chacun de ces univers matériels. Chaque partie correspond donc à la création d’un spectre visuel dynamique différent. Ma proposition se veut ainsi une mise en abyme de ces trois dimensions symboliques : le temps des humains, d’abord, où l’on alterne entre musique et vidéo ; le royaume des baleines, ensuite, où la rêverie plonge dans la matière aquatique de l’onirisme ; le monde des insectes, enfin, qui se manifeste par des frémissements ponctués d’envolées aléatoires et d’éclats de lumière. L’art vidéo dans le contexte scénique est une dramaturgie de lumière, en l’occurrence une plongée profonde dans un monde d’imagination inlassablement en mouvement, à la fois doux et tourmenté, silencieux et chaotique, comme aspiré par les matières sonores et visuelles entrelacées de Vortex Temporum.
La proposition de cette collaboration avec l’EIC est bien sûr de trouver l’équilibre scénique entre les interprètes, la projection visuelle et l’œuvre de Gérard Grisey pour donner à entendre et à voir autant les éclats que les silences.
Esquisse visuelle pour Vortex Temporum de Gérard Grisey
En savoir plus sur Thomas Penanguer
[1] Pepperghost ou spectre de Pepper : illusion d’optique utilisant une plaque semi-réfléchissante (verre métallisé ou film plastique) et des techniques d’éclairage particulières.
Photos (de haut en bas) : Thomas Penanguer © Steff Saint E / Gérard Grisey © Vivien
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