Pierre Boulez en images : un éclairage de Philippe Gontier, photographe.
ÉclairagePendant plus de vingt-cinq ans, Philippe Gontier a pu suivre Pierre Boulez avec son appareil photo. En répétitions, en tournées, en coulisses, il a ainsi documenté la vie du compositeur et fondateur de l’Ensemble intercontemporain sous tous ses angles, dont il nous en présente quatre aujourd’hui, à l’occasion du concert anniversaire de Pierre Boulez, le 28 mars à la Cité de la musique.
Philippe, pour vous, qui est Pierre Boulez ?
Tout le monde — ou presque — connaît aujourd’hui Pierre Boulez. Il fait partie de ces personnalités incontournables dont nous avons tous déjà vu le nom et le visage, que nous soyons ou non mélomanes. Et c’est avec une certaine fierté et une grande reconnaissance que j’ai pu, à mon niveau, y contribuer. À l’occasion de l’année anniversaire de son centenaire, des institutions, salles ou orchestres me font l’honneur de me solliciter pour ce travail photographique sur Pierre Boulez. Vingt-cinq ans pendant lesquels je l’ai suivi, de Paris à New York en passant par Tokyo ou Montbrison, des coulisses aux plus grandes salles de concert, pour documenter la place essentielle qu’il a jouée dans la création musicale de la fin du XXe siècle au début des années 2010.
Pierre Boulez est un homme qui avait un bel équilibre entre une grande intelligence d’écoute et une autorité légitime, qui générait de la part des musiciens énormément de respect, dont découlait une excellence musicale inégalée. Il avait aussi une précision et une exigence hors pair, ainsi qu’un humour vif. Un “défenseur offensif” de la musique du XXe siècle. Essentiel.
Comment a débuté votre rencontre photographique avec Pierre Boulez ?
Notre rencontre remonte au milieu des années 80, en pleine révolution du CD… et de la presse magazine ! Les journaux intégraient de plus en plus d’images à leurs articles, et GEO, pour qui je travaillais, m’a commandé un grand reportage photo sur l’état de la musique de l’époque. En rock, on avait les Rolling Stones, en jazz, c’était Miles Davis et en musique classique, Pierre Boulez. Par l’intermédiaire de Brigitte Marger, j’ai contacté Pierre Boulez pour présenter mon projet. Il a tout de suite adhéré. Il avait en effet une conscience accrue du besoin de moderniser la présentation de la musique contemporaine, et de donner des accès multiples.
Le Monde décidait alors pour la première fois d’intégrer des photos dans ses éditions. Lors d’une discussion avec l’équipe de la direction artistique, je posais cette question : « Si je vous dis le mot compositeur, pensez-vous vivant ou mort ? » Les 4 personnes ont penché pour mort.. ! Or la photographie est un vecteur essentiel pour témoigner du réel. Depuis cette discussion, la plupart des papiers ayant trait aux compositeurs de l’époque ont été accompagnés de mon travail. Pour GEO, j’ai d’abord réalisé une série sur l’Ircam, puis j’ai mentionné à Pierre Boulez mon souhait de le suivre dans son travail avec l’Ensemble intercontemporain. Lui-même n’était pas tant attaché au paraître, à son image physique, mais il a très vite adhéré à la constitution d’outils visuels permettant une meilleure exposition médiatique.
Que vous a apporté cette longue proximité avec le monde de la musique contemporaine ?
L’EIC m’a tout de suite passionné et chaque répétition me rappelle le privilège que j’avais de les suivre. J’ai vécu des moments extraordinaires lors des centaines de concerts, répétitions et tournées suivies. Mon rapport à la musique a bien sûr gagné en maturité et en connaissance. J’ai toujours été sensible à la création. J’aime l’idée de création, de l’apparition d’une chose. Du point de vue politique, je pense qu’une société sans création se meurt. Que ce soit dans la musique, la peinture, la littérature, il est évident que la création apporte un sens à nos civilisations. Donc, c’est ainsi que j’ai commencé à travailler et à découvrir en profondeur l’univers de l’EC et de Pierre Boulez pour tenter de faire partager, au travers d’un de ses plus grands représentants, la nécessité de la création.
Comment a-t-il accueilli ces premières idées de collaboration, de suivi photographique ?
Avec méfiance au début, car le travail musical était la priorité et je devais m’invisibiliser lors des répétitions, puis en totale confiance. Certains musiciens ont mis du temps à m’accepter pour les mêmes raisons, mais c’est grâce à eux — parmi lesquels je me faufilais — que j’ai pu travailler comme et à la place de certains pour que ces photos deviennent réalité.
Mon souhait était de créer un “récit” visuel de la création au quotidien, qui est l’ADN de l’Ensemble. Par exemple, pour les 20 ans de l’Ensemble intercontemporain, une commande avait été passée d’un concerto pour clarinette. J’en avais alors suivi tout le processus de création, avec le clarinettiste qui était Alain Damiens, de New York chez Elliott Carter jusqu’à la première représentation à Paris, à la Cité de la musique. Le New York Times, que j’avais appelé pour leur proposer le sujet, a tout de suite accepté, puis le sujet a été diffusé sur l’Herald Tribune, qui venait d’être racheté par le NYT, et dans le monde entier. Mon travail atteignait ici son objectif, que Pierre Boulez partageait.
Une œuvre de Pierre Boulez que vous préférez ?
Difficile à dire. J’adore Pli selon pli, mais aussi Memoriale, une œuvre courte mais magnifique. Comment ne pas mentionner Répons, dont j’ai assisté à la première new-yorkaise ? Le directeur de Carnegie Hall d’alors, Franz Xaver Ohnesorg, l’ancien administrateur de la Philharmonie de Cologne, avait réussi à complètement transformer la salle pour accueillir cette œuvre, qui nécessitait une disposition particulière. C’était phénoménal.
- Le visible et l’invisible
Cette photo — iconique — est l’une des toutes premières que j’ai réalisées de Pierre Boulez. C’était en 1991 au Centre Pompidou, lors d’une répétition d’…explosante-fixe… dont il créait une nouvelle version avec Andrew Gerzso à l’électronique. C’est également l’une de mes photos favorites, parce qu’elle résume en une image autant mon approche photographique que le travail de Pierre Boulez. On m’a souvent demandé ce qu’était la photographie pour moi : c’est un langage, construit à partir de 3 éléments : un cadrage, du mouvement et de la lumière ; et accessoirement, un sujet. Il est vrai que le sujet a son importance sur le passage de l’image à la postérité, surtout si ce sujet a une composante historique comme Pierre Boulez. Mais pas seulement ! Cette photo nous oblige à le regarder d’une certaine manière : une moitié du visage est visible, l’autre invisible, remplacée par la partition, autrement dit ce qu’il nous donne à écouter, et non à voir. Lui seul voit la page qui est en train d’être jouée, le reste est sonore. Sa présence se manifeste avant tout dans sa main, symbole du geste. Mouvement, précision et complexité du personnage sont ainsi approchés.
- Le phare de Chicago
J’ai eu la chance de suivre l’EIC et Pierre Boulez en tournées, à Londres, New York, Tokyo, etc. Cette photo a été prise lors d’une errance à Chicago, où Pierre dirigeait le Chicago Symphony Orchestra en novembre 1999. On se promenait pour discuter, notamment près du Chicago Art Institute qui présentait une exposition sur le travail du vidéaste Bill Viola. Ce paysage de la jetée, face au Grand Lac, avait un je-ne-sais-quoi mondrianesque, dans le dessin des traits, des grands aplats de couleur, et ces deux phares : l’un à gauche, l’autre (musical) à droite.
- Le compositeur au travail
La personnalité multiple de Pierre Boulez : le compositeur, le chef d’orchestre, l’icône culturelle, le penseur est la base de mon travail photographique. Mais aussi l’univers poétique qui se dégage de son œuvre et de sa personne. Ces deux photos illustrent sa facette compositionnelle. Prises lors d’une session de travail dans sa maison à Baden-Baden, elles montrent Pierre Boulez à son bureau, l’une de face et l’autre de dos. L’importance de la lumière est primordiale et, d’une certaine manière, favorise “l’invisible”. Steve Reich est le seul compositeur que je connaisse à travailler sans lumière, dans son petit studio à New York. Pierre était d’ailleurs toujours très curieux de savoir chez qui j’étais allé, quand, comment, et parfois de regarder mes photos des “collègues”.
- Comme un poisson dans l’eau
Ce cliché a été pris à l’Ircam, pendant une répétition du Dialogue de l’ombre double. L’aspect graphique de cette image accentue l’engagement dans l’écoute et l’exigence du compositeur. Cette pièce requiert d’ailleurs une grande virtuosité de l’instrument. Lors des répétitions, il disait aux musiciens, en leur montrant avec les mains : « Vous devez jouer comme des poissons rouges dans l’aquarium, schlap schlap, à toute vitesse. » Il leur communiquait ainsi son exigence de virtuosité, de fluidité, mais également du texte. Son oreille était légendaire, d’où son surnom donné par les musiciens du NY Philharmonic : “the French correction” !
Photos : © Philippe Gontier
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