Pierre Boulez, côté livres.
Boulez 100, Grand Angle
En plus d’avoir été le compositeur, le chef d’orchestre, le grand pédagogue et bâtisseur d’institutions qu’on connait, Pierre Boulez fut également l’auteur d’essais et autres textes sur la musique et participa à plusieurs livres d’entretiens. Le philosophe Lambert Dousson, qui a publié en 2017 Une manière de penser et de sentir, essai sur Pierre Boulez nous guide dans la bibliographie boulézienne et propose des éléments de description de textes, devenus jalons de la musicologie et de l’esthétique musicale du vingtième siècle.
Les grands livres publiés chez Christian Bourgeois
Relevés d’apprenti, Paris, Le Seuil, 1966, coll. « Tel Quel ».(repris dans Points de repère I. Imaginer. Christian Bourgeois, 1995)
Relevés d’apprenti regroupe des articles parus depuis 1948 jusqu’au début des années soixante. Boulez a très tôt publié des textes dans de nombreuses revues musicales, mais également dans des revues d’art et de littérature. On repère tout de suite sa griffe : un plaisir vif de la plume et de la polémique, avec un parti-pris radical pour la modernité et des prises de position acérées contre l’establishment français. Dans des textes comme « Incidences actuelles de Berg » (1948) ou « Schönberg est mort » (1952), il perçoit très tôt l’importance de Webern et du sérialisme. Dans une langue sèche et limpide, il attaque ses adversaires de manière rude et péremptoire, ceux qui défendent le néo-classicisme comme ceux qui voient en Schönberg l’horizon indépassable de la musique. Tout en défendant Webern, il saisit ce qui chez les autres compositeurs incarne la pointe avancée de la modernité (Debussy, Stravinsky, Bartók, Varèse…). Relevés d’apprenti compte nombre d’essais importants qui ont accompagné la genèse d’œuvres marquantes de Boulez et de sa génération. Je pense notamment à « Aléa » (1957), réflexion sur ce qu’Umberto Eco appellera dans son ouvrage éponyme de 1962 « l’œuvre ouverte », et lieu d’affrontement entre les conceptions du hasard de John Cage (Music of Changes, 1951), Karlheinz Stockhausen (Klavierstück XI, 1956), Henri Pousseur (Mobile, 1957) et la sienne (Troisième Sonate pour piano, 1957).
Jalons (pour une décennie) : dix ans d’enseignement au Collège de France (1978-1988).
Textes réunis et présentés par J.-J. Nattiez, préface posthume de Michel Foucault, Paris, Christian Bourgois, 1989, coll. « Musique/Passé/Présent ».
(repris dans Points de repère III. Leçons de musique. Christian Bourgeois, 2005)
Pierre Boulez a enseigné au Collège de France entre 1976 et 1995, et Jalons regroupe la première décennie de cours qu’il a délivrés au sein de la chaire « Invention, technique et langage en musique » créée pour lui. On ne retrouve plus le style combatif de Relevés d’apprenti. L’écriture y est plus sage car le Collège de France représente le cœur de l’institution française du savoir. Dans cet ouvrage, Boulez explore avec une finesse incroyable tous les méandres du processus créatif, et nous fait vivre de l’intérieur la manière dont tous ces ressorts (le rapport à l’histoire, la technique, l’écoute, la spontanéité…) sont activés au cours de la composition. Rares sont les artistes à avoir poussé aussi loin l’analyse des mécanismes mis en mouvement dans l’invention musicale. Ce qui est extraordinaire avec Boulez tient dans sa capacité à dépasser les enjeux de la musique pour scruter l’invention artistique en général. En ce sens, ses livres, et celui-ci en particulier, peuvent s’adresser également aux peintres, aux écrivains, et à toutes les personnes qui s’intéressent à l’art.
Regards sur autrui, Christian Bourgois, 1989, coll « Musique/Passé/Présent”, 1995
(repris dans Points de repère IV. Regards sur autrui. Christian Bourgeois, 2005)
Ce livre regroupe des articles de circonstance écrits par Boulez sur des personnalités qu’il a croisées, connues ou étudiées. On y compte des chefs d’orchestre, des acteurs institutionnels, des compositeurs, aussi bien que des écrivains et des artistes. Regards sur autrui met en lumière quelque chose de remarquable chez Boulez : très discret sur sa vie privée, le compositeur a en revanche tissé autour de lui un immense réseau dans le monde musical, artistique et intellectuel. Quand on parle de Boulez, il faut évoquer aussi bien Roland Barthes, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss ou Francis Bacon que Paul Klee, René Char, Patrice Chéreau, Yehudi Menuhin ou Olivier Messiaen. Sa personnalité magnétique a ainsi cristallisé la vie intellectuelle et artistique française et internationale, tout particulièrement dans le bouillonnement d’idées prodigieux des années cinquante et soixante.
Le livre le plus « expert »

Penser la musique aujourd’hui, Gallimard, 1963.
Penser la musique d’aujourd’hui reprend les conférences que Pierre Boulez a données aux rencontres internationales de Darmstadt durant l’été 1960. Le compositeur les a réécrites dans une matière technique particulièrement aride. Ce que Boulez vise à travers ce travail d’écriture théorique, c’est dépasser et déplacer la singularité des œuvres pour investir le terrain des idées et aborder des questions techniques ou esthétiques d’ordre général, où s’affrontent de véritables conceptions (de la forme, du hasard, de l’écoute, de l’art…). D’où la dimension hautement spéculative de certains de ses textes, qui répondent aux essais non moins abstraits de Stockhausen par exemple. Mais ici Boulez opte pour un langage intimidant, presque cryptique et je dirais même autoritaire…
Les livres d’entretiens
Par volonté et par hasard, entretiens avec Célestin Deliège, Le Seuil, 1975.
Oh, ce livre, c’est une merveille ! C’est le musicologue belge Célestin Deliège qui a mené ces entretiens très vivants entre 1972 et 1974, avec une intelligence et une finesse remarquables. Au cours de sa vie, Boulez a accordé beaucoup d’interviews, mais ceux-ci possèdent une profondeur toute particulière, car ils mettent au jour une pensée musicale incarnée, qui se cherche, tâtonne, hésite, recule… — à mille lieux des certitudes intimidantes qu’assène Penser la musique aujourd’hui.
Entretiens avec Michel Archimbaud, Paris, Gallimard, 1996, Folio Essais, 2016.
Le livre idéal pour découvrir Boulez. C’est une sorte de longue discussion limpide à bâtons rompus sur la jeunesse, les découvertes, les rencontres du compositeur. Il est sans doute moins profond que Par volonté et par hasard, mais à la différence de Deliège, Archimbaud a mené des entretiens avec le compositeur durant les années 2010, si bien que le livre retrace l’ensemble du parcours de Boulez. En outre, le format de poche rend la lecture très agréable.
Éclats 2002, entretiens avec Claude Samuel, Mémoire du livre, 2002.
Version augmentée en 2002 d’un recueil paru en 1985, ce livre assez volumineux croise des entretiens que Boulez a accordés au grand critique musical Claude Samuel, avec des textes de Marcel Proust, du chorégraphe Maurice Béjart, du poète Yves Bonnefoy, du philosophe Jean-François Lyotard… Ce livre montre l’ampleur de la constellation boulézienne, peuplée de poésies, de peintures, de romans autant que d’œuvres musicales.
Les correspondances

Correspondance Pierre Boulez-John Cage, Paris, Christian Bourgois, 1991.
Une grande partie de l’abondante correspondance de Boulez attend encore d’être publiée — l’année 2025, avec le centenaire de sa naissance verra sans doute la parution de plusieurs recueils. Parmi ceux qui existent déjà, je retiens les lettres denses et intenses que Boulez a échangées avec John Cage entre 1949 et 1952. Le propos est souvent technique, mais il est traversé par une exaltation, comme si tous les deux se découvraient eux-mêmes en découvrant de nouvelles méthodes de composition. La rupture entre les deux hommes sera brutale, provoquée par leurs différends sur la question de l’aléatoire : quand on identifie sa vie à la musique, comment cela pourrait-il en aller autrement ? Pour ma part, je rêve d’une publication de la correspondance entre Boulez et Stockhausen. Les lettres sont conservées à la Fondation Sacher en Suisse, mais certains extraits ont été publiés par Philippe Albèra dans un ouvrage sur Pli selon pli paru chez Contrechamps : on y retrouve le même mélange de considérations techniques très abstraites et de déclarations d’amitié passionnées.
Pierre Boulez philosophe
Une manière de penser et de sentir, Essai sur Pierre Boulez, Lambert Dousson, Presses Universitaires de Rennes, 2017.
Tout est parti d’une phrase merveilleuse de Foucault à propos de Boulez, dont cet essai constitue une sorte d’immense explication : « Quel est donc le rôle de la pensée dans ce qu’on fait si elle ne doit être ni simple savoir-faire ni pure théorie ? Boulez le montrait : donner la force de rompre les règles dans l’acte qui les fait jouer ». Ce n’est donc pas un livre de musicologie, mais un essai philosophique qui explore les écrits de Boulez en eux-mêmes — tout particulièrement Penser la musique aujourd’hui — pour tenter d’y mettre au jour une sorte de philosophie implicite, une réflexion qui ne porte pas seulement sur la composition musicale, mais aussi, à travers elle, sur des questions beaucoup plus générales et proprement philosophiques : qu’est-ce qu’être sujet de ses pensées, de ses actions ? Qu’est-ce que la liberté (cette « force » dont parle Foucault) ? Qu’est-ce qu’un sujet ? Quelle est la place de la raison, de la sensibilité ? Pour tenter de mettre au jour la réponse boulézienne à ces interrogations, je le fais entrer en dialogue avec Foucault bien sûr, mais aussi Barthes, Lévi-Strauss ou Deleuze, qui tous ont vu chez Boulez un événement dans la pensée.
Photo Pierre Boulez © Philippe Gontier
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