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Huiles essentielles, entretien avec Enno Poppe

Entretien Par Bjorn Gottstein, le 15/04/2006

Le titre de votre composition Öl [Huile], pour ensemble, vous semble-t-il -évocateur ?
Mes titres créent des champs associatifs chez l’auditeur et je ne trouve que peu d’intérêt à les dévoiler. Mais, naturellement, la viscosité se déverse dans l’œuvre en un flot permanent.

Öl appartient à la trilogie Holz – Knochen – Öl [Bois – Os – Huile], un cycle qui renvoie à des représentations organiques spécifiques.
C’est vrai. Le matériau organique se structure toujours autour de la notion de croissance. Cette notion de croissance est captivante. Je me suis intéressé à des modèles mathématiques qui décrivent la simulation de la croissance végétale : comment se passe la ramification, comment apparaissent les nouvelles pousses. Dans mes œuvres, je pars souvent de cellules simples du type « grave-aigu » ou « aigu-grave » qui vont ensuite générer de nouvelles cellules. Tout ceci a un rapport évident avec le travail motivique.

La mélodie est une autre catégorie historique à l’œuvre dans Öl.
Réfléchir à la mélodie tout en composant a été pour moi très stimulant. La mélodie ne joue pratiquement plus aucun rôle dans la musique contemporaine, et cela justement en raison du poids de la tradition et de l’histoire que renferme une telle notion. Mais elle se révèle un moyen très puissant lorsqu’il s’agit de renforcer les liens. Je me suis efforcé, en utilisant précisément les schémas d’association entre cellules, de donner un nouvel éclairage sur ce qu’elle peut être. Cela devient particulièrement clair dans les figures qui se déploient dans les voix intermédiaires à la façon d’un cantus firmus.

Vous redoublez d’ailleurs souvent ces parties intermédiaires : deux flûtes, deux tubas wagnériens…
Oui, la pièce repose sur l’idée de paires entrelacées. Il ne s’agit ni d’unisson, ni de contrepoint, mais de quelque chose entre les deux.

Doit-on également imputer le tempo retenu de la pièce à cette attention portée à la mélodie ?
Non. La première partie de la pièce, en raison des lignes mouvementées, est -plutôt rapide. Je n’ai ralenti le flux que dans la seconde, lorsque j’ai voulu appliquer mes expériences et mes techniques musicales à un espace temporel plus vaste. Me tenir à ce caractère adagio dans cette seconde partie d’Öl, après plusieurs œuvres rapides, représentait une étape importante dans mon parcours.

Dans cette seconde partie, vous utilisez un schéma formel très simple : chaque nouvelle section a le double de la durée de la précédente.
Oui, la fin de chaque section est signalée par un coup de cloche ou de cymbale. La première section n’a qu’une mesure, la dernière atteint à peu près neuf minutes. C’est une idée de structure extrêmement simple, en vérité presque banale, mais qui rend la perception du temps inopérante.

N’y a-t-il pas là une volonté de manipuler le psychisme de l’auditeur ?
Il me semble excessif de parler de manipulation dans ce contexte, même si quelque chose de semblable peut avoir lieu. Je veux prendre l’auditeur par la main et le guider à travers l’œuvre. Il s’agit de processus sensoriels, que je teste d’abord moi-même, lorsque j’en suis à imaginer la pièce, et que je tiens pour intersubjectifs. Le pilotage de l’auditeur a en effet une grande place dans mon travail compositionnel.

Un des piliers essentiels de votre travail consiste en un système harmonique très personnel.
Ma méthode ressemble à la modulation en anneau de la musique électroacoustique qui permet d’obtenir de nouvelles hauteurs non-tempérées en additionnant ou en soustrayant deux fréquences. On peut ainsi créer des accords complexes en quarts et en huitièmes de ton qui, tout en agissant imperceptiblement,
atteignent cependant un certain degré de consonance, grâce à une parenté -entre les hauteurs des sons.

Cela rappelle quelque peu les procédés de la musique spectrale…
Oui et non. La musique spectrale me fascine. C’est à travers elle que je me suis aperçu des possibilités harmoniques des micro-intervalles. Mais les spectres dans cette musique reposent toujours sur la note la plus grave, ce qui les rend souvent un peu rigides. À l’inverse, je pars toujours des couches intermédiaires, plus accessibles à l’ouïe et où les accords se laissent plus facilement transformer. Il me semble que je suis ainsi en mesure d’écrire une musique qui, tout en ayant pour base les micro-intervalles, devient sensiblement plus rapide. On pourrait peut-être décrire mes accords comme des accords spectraux cabossés ou comme une nature dénaturée. C’est très difficile à jouer pour les musiciens.

Même pour un ensemble spécialisé dans la musique contemporaine comme le Klangforum Wien ou l’Ensemble intercontemporain ?
Les ensembles spécialisés qui existent aujourd’hui sont à même de répondre au moindre désir d’un compositeur. Un orchestre symphonique est loin d’offrir ces possibilités. C’est pourquoi je considère l’écriture pour ensemble comme le plus exigeant des exercices compositionnels et celui qui vous apporte les plus grandes satisfactions. Peut-être pourrait-on comparer ce genre à la symphonie du XIXe siècle.

Pour finir, j’aimerais vous poser une question personnelle. Vous avez un jour soutenu que vous ne meniez pas de combat. Pourquoi ce refus ?
Mon propos est d’être subtil, de creuser profondément, d’aller au fond des choses et de travailler dur. Cela n’a rien d’un combat.

Propos recueillis par Björn Gottstein
Traduction Miriam Lopes
Extrait d’Accents n° 29
avril-juillet 2006