Passé recomposé. Entretien avec Carlo Laurenzi.
Entretien
Le 12 décembre 2025, pour conclure en beauté les célébrations du centenaire Boulez à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble intercontemporain assurera, en compagnie de l’Orchestre du Conservatoire de Paris, la recréation d’une œuvre de jeunesse de Pierre Boulez : Poésie pour pouvoir, d’après un singulier recueil d’Henri Michaux. Une œuvre qui n’avait plus été jouée depuis sa création en 1958. Retirée du catalogue par son créateur insatisfait, il n’en restait qu’une partition non finalisée et un enregistrement de piètre qualité. Il a donc fallu la restaurer presque entièrement, de la partition à l’électronique. Carlo Laurenzi, réalisateur en informatique musicale à l’Ircam, a été le principal artisan de ce chantier titanesque.
Carlo Laurenzi, d’où vient ce projet, un peu fou, de restaurer Poésie pour pouvoir ?
Le premier à l’avoir évoqué, dès 2019, est le compositeur allemand Wolfgang Rihm, conseiller artistique du Festival de Lucerne, en vue de l’édition 2021, pour que l’œuvre soit jouée en association avec les pièces d’un autre compositeur, Marco Stroppa. Ils se sont mis en quête de la bande sur laquelle avait été fixée la partie électronique. Ils l’ont beaucoup cherchée, mais ont dû se rendre à l’évidence : elle était introuvable. Mark Sattler, dramaturge du Festival, s’est alors adressé à Stroppa lui-même, pour lui demander s’il était possible de reconstituer l’électronique, à partir de l’enregistrement de la création. Comme je collabore avec Marco depuis plus de 15 ans, il m’en a parlé, et j’ai tout de suite saisi le défi historique, musical et technologique que cela représentait !
Quelle stratégie avez-vous adoptée ?
Il a fallu repartir de l’unique trace disponible : l’enregistrement monophonique – de qualité très médiocre – de la création en concert à Donaueschingen en 1958. Au départ, je croyais pouvoir resynthétiser l’électronique avec une technique compatible avec les moyens disponibles à l’époque. Cependant – et j’aurais pu m’en douter –, Pierre Boulez avait une aversion pour la synthèse pure : son approche de la musique mixte s’appuyait sur l’idée d’une électronique élaborée uniquement à partir de matériaux instrumentaux, des enregistrements de plusieurs séries d’accords orchestraux, afin de créer des trames et des figures électroniques. La première étape a donc consisté à nettoyer l’enregistrement du concert, pour enlever tout bruit de fond, de la salle et autres bruits parasites, afin d’obtenir un matériel exploitable.
Ensuite, mon idée a été de séparer conceptuellement le matériel de l’électronique en couches superposées — un empilement qui correspond du reste à la structure pensée par Boulez. Tout en bas, on a l’orchestre (que l’on connait grâce à la partition écrite – photo ci-dessous). Tout en haut, c’est la voix qui émerge, élaborée avec des traitements comme frequency shifters, delays ou modulations. Et, entre les deux, l’électronique issue du traitement des accords orchestraux.
Toutefois, en travaillant avec la partition d’orchestre, début 2024, une évidence s’est imposée : non seulement cette partition manuscrite était incompréhensible – et donc injouable –, mais son déroulé ne correspondait pas non plus à ce qu’on entendait dans l’enregistrement du concert ! En fait, la partition dont on dispose n’est qu’une première version de travail, que Boulez a constamment modifiée et réorganisée sur place, au fil des répétitions et à mesure qu’il avançait dans la réalisation des neuf séquences électroniques de la pièce. Elle est donc parsemée de sauts et de reprises ajoutées, destinées à démultiplier la durée de certains passages, afin d’accueillir les séquences électroniques qu’il était en train de produire. Il m’a fallu analyser longuement tout cela, en vérifiant tous les passages à l’oreille sur l’enregistrement– afin de reconstituer une nouvelle partition exploitable, qui tienne compte de toutes les modifications.

Sur quelle autre documentation avez-vous pu vous appuyer ?
Toutes les archives de Pierre Boulez sont déposées à la Fondation Sacher de Bâle. Marco les avait consultées, en prenant note du matériel informatif existant. On s’est servi principalement de l’excellent travail de thèse soutenu par la musicologue japonaise Aï Higashikawa, qui avait transcrit intégralement toutes les notes de Boulez sur la pièce (« Conception musicale et enjeux esthétiques dans les relations entre les écritures instrumentale et électroacoustique chez Pierre Boulez », Université Paris-Sorbonne, 2018).
Quelle était justement l’idée de Boulez pour la réalisation de Poésie pour Pouvoir ?
Toutes les sources sonores se répartissaient sur une spirale imaginaire, qui part de l’orchestre au parterre et se termine dans le plafond. Les haut-parleurs étaient disposés le long des murs, entourant le public, avec des niveaux qui montaient toujours plus haut pour chacun des murs, jusqu’à un dernier cercle de quatre haut-parleurs plus resserré, placé au-dessus des têtes, le tout constituant une spirale montante. Ensuite venaient les trois groupes instrumentaux : le groupe des solistes, le groupe du Milieu et le groupe du Haut, qui étaient placés au centre de la salle, entourés par le public et surélevés sur des praticables, à trois niveaux légèrement différents, suivant toujours la spirale imaginaire.
La voix, traitée et diffusée via le cercle de haut-parleurs du plafond, devait « tourner » dans l’espace. On ne sait pas si le reste de la partie électronique tournait ou pas. Il y avait sans doute plusieurs pistes d’électronique, avec une organisation spatiale – mais on ne l’entend de toute façon pas tourner dans l’enregistrement.

Comment vous y êtes-vous pris pour séparer les différentes couches sonores – voix, électronique et orchestre ?
La pièce comporte neuf séquences électroniques, qui se déroulent pour la plupart en solo, en alternance avec l’orchestre, mais qui prévoient toujours quelques secondes de tuilage pour passer la parole au discours orchestral. Seules deux séquences électroniques, au milieu de la pièce, sont mêlées à l’orchestre. J’ai d’abord dû faire beaucoup de « chirurgie spectrale », en ciblant les plages fréquentielles correspondant aux instruments de l’orchestre, afin de les effacer et de les remplacer avec un matériel spectral de fond cohérent, pour reconstituer la continuité de la bande. Ensuite, j’ai utilisé la même méthode pour éliminer la voix traitée, jusqu’à ce qu’il ne reste que l’électronique de « dérivation orchestrale ». Une technique très artisanale et longue. On pourrait comparer cela à la restauration d’une peinture, dont on efface certains détails abimés pour mieux les redessiner dessus.
On entre alors dans le dur : comment restituer la partie électronique « orchestrale » ?
J’ai analysé l’électronique d’un point de vue gestaltique – au sens d’une analyse des principaux gestes musicaux. J’ai ensuite distribué la partie électronique sur plusieurs pistes – comme autant de « calques ». Sur chaque calque, j’ai isolé à la main une catégorie d’éléments gestaltiques, pour les travailler séparément. J’ai pu ainsi créer plusieurs pistes de catégories de gestes séparées, auxquels j’ai pu donner une vie propre, et que j’ai spatialisés individuellement. Cette méthode me garantissait tout à la fois une plus grande propreté et une lisibilité des éléments contenus dans l’électronique, ainsi qu’une certaine profondeur spatiale. Dans ce travail de reconstruction, l’intelligence artificielle m’a servi ponctuellement, notamment pour certains sons, dérivés de sons instrumentaux, que j’avais du mal à bien reconstituer : j’ai utilisé pour cela un algorithme génétique d’IA qui génère des paramètres pour un synthétiseur FM, afin de me permettre d’approcher au mieux mes sons cible.

Qu’en a-t-il été de la voix ?
Pierre Boulez avait travaillé avec Michel Bouquet, qu’il avait enregistré en train de lire le texte d’Henri Michaux. Dans l’enregistrement du concert toutefois, la voix traitée apparaissait très abimée et presque toujours incompréhensible. Il fallait la récréer. Au début, nous avons fait appel au comédien Yann Baudaud, pour réenregistrer le poème de Michaux, en lui demandant d’imiter les inflexions vocales du comédien originel, Michel Bouquet. J’ai ensuite travaillé pendant quelques mois avec Axel Roebel, chef de l’équipe Analyse/Synthèse à l’Ircam, pour développer un algorithme d’intelligence artificielle capable de faire une conversion de voix, à partir de celle de Yann Baudaud pour reproduire celle de Michel Bouquet. J’ai considéré qu’il était absolument nécessaire de restituer l’esprit originel de la pièce telle que conçue par Boulez. C’est donc sur cette voix reconstruite de Michel Bouquet que j’ai appliqué de nouveaux traitements (photo ci-dessus), totalement cohérents avec les intentions de Boulez, mais plus modernes et raffinés, pour ensuite la spatialiser en accord avec ses indications.
Un tel processus de restauration est-il applicable à d’autres cas d’œuvres perdues ?
Bien sûr. C’était d’ailleurs l’un des enjeux de ce projet. Le travail artisanal que j’ai réalisé a été principalement un travail de recherche pour moi, pour vérifier si la mise au point d’une telle méthode de reconstruction de parties électroniques perdues était possible.
Photos et illustrations (de haut en bas) : © Franck Ferville / page de la partition de Poésie pour pouvoir – Courtesy Succession Pierre Boulez.
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