Voix émergentes – création et interprétation au Conservatoire de Paris
Éclairage
Fidèle à l’héritage de Pierre Boulez, l’Ensemble intercontemporain poursuit son engagement en faveur de la jeune création musicale. En invitant les solistes de l’EIC et les musicien·ne·s de l’Ensemble NEXT à porter de nouvelles œuvres de compositeurs et compositrices en devenir, le premier concert « Émergences » de la saison, ce vendredi 28 novembre au CNSMDP, offre un aperçu des talents qui façonneront la musique de demain.
Clément Pauvert
À travers une exploration sonore fondée sur la fragilité, le compositeur Clément Pauvert s’intéresse au temps et aux différentes expériences d’écoute qui permettent de l’éprouver. Il s’appuie sur un univers poétique rempli d’évocations littéraires ou visuelles. Après ses études de composition auprès de Jean-Luc Hervé au CRR de Boulogne-Billancourt, il intègre en 2021 le cursus musicologie et analyse au Conservatoire de Paris auprès de Claude Ledoux. Depuis 2023, il y étudie la composition dans la classe de Frédéric Durieux ainsi que les nouvelles technologies appliquées à la composition auprès de Yan Maresz, Luis Naón et Roque Rivas. Sa musique a été jouée par des ensembles tels que L’Itinéraire, l’Ensemble intercontemporain, Multilatérale ou Chromoson. Il collabore également depuis 2025 avec l’ensemble Fractales.
ses images taciturnes pour quatuor avec piano
taciturne, adj. (latin taciturnus, dérivé de tacere) Qui a le caractère du silence.
J’ai composé cette pièce il y a deux ans, mais je l’entendrai pour la première fois à ce concert du 28 novembre 2025. Le point de départ de son écriture a été un désir d’expérimenter autour de la notion du temps et de l’écoute, un désir de voir une figure si insaisissable se répéter, et à mesure qu’elle se répète de voir l’écoute se transformer, de voir ses images taciturnes comme autant de sujets qui tournent, et finalement de les voir s’estomper.
Portrait chinois
– Un souvenir d’enfance ?
Des nuits entières passées sur Minecraft tout en écoutant de la musique classique.
– Un film qui m’a marqué ?
Lorsqu’un film me marque, c’est souvent qu’il me donne des idées musicales. Le dernier que j’ai vu est Totally F***** Up de Gregg Araki (1992).
– Avec qui aimeriez-vous dîner ?
Un ou une peintre-chaman de Lascaux ! Ces peintures et le mystère qui les entoure me fascinent. Je pense qu’ils auraient beaucoup à nous apporter sur notre humanité.
Sophia Chambon
Sophia Chambon est une compositrice et pianiste française et finlandaise. Elle intègre l’Académie Sibelius de l’Université des Arts de Helsinki en 2018 dans la classe de composition de Juhani Nuorvala, où elle poursuit sa licence avec Nuorvala, Raasakka et Länsiö. Elle entre au Conservatoire de Paris en 2023 dans la classe de Stefano Gervasoni et suit également les cours de nouvelles technologies de Grégoire Lorieux, Luis Naón et Yan Maresz. Sa musique a été interprétée lors de nombreux festivals tels Ung Nordisk Musik Festival en Suède, Tampering, Uuden Musiikin Lokakuu, Musica Nova Helsinki et Kitara Nova. Elle a été jouée notamment par l’Ensemble intercontemporain, l’Ensemble Next, le Quartetto Prometeo, l’Orchestre symphonique de la Radio finlandaise, Tapiola Sinfonietta, l’Ensemble Kaaos et le Trio Corail. En parallèle de la composition, elle s’est spécialisée dans l’interprétation de Lied des XXe et XXIe siècles ainsi que du Lied composé par les compositrices.
Nuages pour ensemble
« The cloud is a more solid foundation for ontology than any other element. »
La plupart de mes compositions utilisent un vocabulaire musical assez sombre et les affects joyeux n’y sont présents que de manière ironique. Je me suis lancée ici le défi d’une composition plus légère et sans ironie. Comme les nuages. Bien que d’aspects délicats et éphémères, les nuages recèlent toutes les puissances du beau et du mauvais temps – ils sont puissance, intensité et transformation.
« The cloud is not a changing form: it is a persistent change. »
Les nuages sont évanescents et dénués de matière. Ils disparaissent et réapparaissent constamment. On ne peut les capturer.
Beaucoup de nuages annoncent un changement de temps. Ce sont les nuages de beau temps, stables, ou les nuages de temps couvert, changeants, qui m’ont interpellée musicalement.
Il existe trois grandes catégories de nuages : les cirrus, les stratus et les cumulus. Les cirrus, à plus de 2 kilomètres d’altitude dans le ciel, sont composés de cristaux de glace et constituent des filaments continus ou interrompus qui transforment la lumière.
Les cirrus se forment dans un registre très aigu et sans vibrato, rempli d’attaques cristallines.
Les stratus, comme leur nom l’indique, forment des strates dans le ciel, souvent à basse altitude, ce qui peut provoquer du brouillard.
Les stratocumulus sont des nuages grisblancs, souvent présents en hiver et à basse altitude. Ils recouvrent tout le ciel. Les cordes recouvrent l’espace.
Les cumulus sont des nuages de beau temps aux contours clairs. Ce sont ces petits moutons qui se promènent gaiement dans le ciel. Les groupes de notes impatientes poussent vers l’avant.
Les cirrostratus sont plus élevés que les stratocumulus et forment un voile au lieu d’une couche épaisse. Les altostratus ressemblent aux cirrostratus mais forment une couche plus épaisse et couvrent davantage le ciel.
« Does the cloud evaporate the moment you start writing about it ? »
Pareil aux nuages, on ne peut capturer la musique car au moment même où on joue une note, elle a déjà évolué dans le temps et l’espace et n’est plus la même.
C’est pourquoi la musique des nuages ne peut être que rhapsodique. Elle ne peut se traduire ni par une répétition exacte ni par une forme fixée d’avance. Elle évolue en fonction des bourrasques de vent et des réactions chimiques.
Libres, puissants, délicats.
« The cloud is a form that thinks. »
Portrait chinois
– Votre œuvre de musique contemporaine préférée ?
Très difficile de choisir une seule œuvre ! Pour aujourd’hui, je dirais le cycle de 5 quatuors à cordes Liturgia Fractal (2003-2008) d’Alberto Posadas. C’est une œuvre qui combine intensité, complexité, des sonorités très travaillées, narration, mouvement et directionnalité. De plus, c’est composé pour le très bel effectif qu’est le quatuor à cordes.
– Un livre qui vous a marqué ?
Un des livres qui m’a certainement le plus marquée est Le Mage de John Fowles. C’est l’histoire d’un jeune professeur d’anglais qui part enseigner sur une île grecque. Il y rencontre un vieil homme, mystérieux et inquiétant, qui va déconcerter l’esprit du jeune professeur tout autant que celui du lecteur. Dès que l’on croit saisir quelque chose, on découvre qu’il s’agissait d’une illusion supplémentaire. C’est un livre inspiré par la psychanalyse dont on ressort changé.
– Un rêve dans votre carrière de musicienne ?
Un des projets futurs qui m’inspire le plus est mon prix de composition, qui va prendre la forme d’un opéra miniature (sans mise en scène). En ce moment, je travaille avec ma dramaturge sur le livret qui évoquera les difficultés de communication, lorsque les protagonistes parlent différentes langues ou n’ont pas la même langue maternelle. Le livret sera probablement en plusieurs langues. Ce projet sera également l’occasion d’explorer le rapport entre le texte et la musique, et d’étudier les difficultés de communication par la musique, par la narration et entre la musique et la narration.
Mikel Iturregi
Mikel Iturregi est un compositeur d’origine basque-espagnole. Il a étudié la composition avec Gabriel Erkoreka et Ramon Lazkano à Musikene (Saint-Sébastien). En 2021 il intègre le Conservatoire de Paris où il continue ses études dans les classes de Clara Ianotta, Gérard Pesson, Yan Maresz et Luis Naón.
Suave rumor pour ensemble
Le titre provient d’un poème japonais écrit par Ishikawa Takuboku, qui pourrait se traduire comme suit :
Doux bruit des débris de la glace
qui sonnent dans les vagues.
Va-et-vient sur la grève au clair de lune
La pièce présente une collection de variantes d’un motif en forme de vague : un son qui émerge du silence, puis grandit, pour finalement se dissoudre. La musique avance en déambulant, s’emmêlant parfois dans des boucles mécaniques, et se concentrant souvent sur les limites fragiles entre le son et le silence.
Egemen Kurt
La musique de Egemen Kurt incorpore audacieusement des références à l’Antiquité grecque avec humour noir et éléments grotesques, créant des pulsations qui brisent les attentes et accentuent des dimensions méta-narratives évocatrices. Après des études de composition avec Uğurcan Öztekin, il intègre le Conservatoire d’État de l’Université de Kocaeli (2021 – 2022) auprès de Mehmet Ali Uzunselvi. Depuis 2022, Kurt étudie la composition avec Beat Furrer et Franck Bedrossian à la Kunstuniversität Graz, ainsi qu’avec Frédéric Durieux au Conservatoire de Paris. Premier Prix au Concours Pablo Sarazobal, Kurt a été sélectionné pour l’Impuls Festival (2025), aspekteFESTIVAL / Ö1 Salzburg (2025) et le 17th Sun River Prize (2021).
ZÄSUREN pour ensemble
ZÄSUREN explore la déviation de différentes strates et textures musicales afin de créer une étrangeté saisissante au sein de l’ensemble. La microtonalité génère un phénomène acoustique spatial de battements fantômes, des illusions spectrales comme si deux univers sonores oscillants coexistaient sur scène. Le frottement délicat et la tension entre ces systèmes d’accordage créent une dilatation atmosphérique caractéristique du temps sonore. Le titre englobe césures, ruptures et silences, nous entraînant dans un voyage étendu, mais inachevé, à travers les paysages de la mémoire et de la perception.
Portrait chinois
– Un livre ou un film qui vous a marqué ?
Le Livre noir (1995) d’Orhan Pamuk – un roman où la frontière entre réalité et imaginaire se dissout avec une profondeur qui m’a durablement habité. Pour le film, je donnerais Funny Games (1997) de Michael Haneke – une œuvre radicale, qui questionne l’acte même de regarder et bouleverse le spectateur autant que le récit.
– Avec quelle personne aimeriez-vous dîner ?
David Lynch, sans hésiter. Pour échanger autour de l’inconscient, du rêve et de cette poésie qui surgit quand on accepte de regarder le monde de biais.
– Un projet futur dans votre carrière de musicien ?
L’année prochaine, je composerai la deuxième partie de ZÄSUREN, ma fresque musicale en constante évolution, dédiée au Klangforum Wien. Cette nouvelle création sera présentée en première mondiale le 17 mars 2027 au Wiener Konzerthaus – une étape importante dans la trajectoire vivante et ouverte de mon Opus Continuum !
Enric Jaume i Masferrer
Enric Jaume i Masferrer est un compositeur catalan, étudiant au Conservatoire de Paris dans la classe de Stefano Gervasoni. À Barcelone, il étudie en parallèle la composition à l’ESMUC auprès de professeurs tels qu’Aureliano Cattaneo et Mauricio Sotelo, et les mathématiques à l’Université polytechnique de Catalogne. Il nourrit également un vif intérêt pour la direction d’orchestre, qu’il a étudiée avec Xavier Puig. À 19 ans, il remporte le 2e Prix du Concours des jeunes compositeurs SGAE-CNDM, devenant ainsi l’un des plus jeunes finalistes de l’histoire du concours. Sa musique a été jouée à l’Auditori de Barcelona, l’Auditorio 400 de Madrid ou encore la Casa de Cultura de Girona, par des ensembles comme CrossingLines. En parallèle de sa carrière académique, Enric s’est affirmé comme interprète de flabiol et tamborí, instrument traditionnel catalan. Il s’intéresse au développement des nouvelles techniques pour l’instrument, qu’il applique aussi bien dans ses propres œuvres que dans l’interprétation de musiques du XXe siècle. Son univers musical puise dans son patrimoine culturel et le dialogue avec le public, tout en entretenant un jeu critique et poétique avec la notion de progrès et de modernité.
Lídia, cant de l’est a la mort d’un pare pour alto et ensemble
L’œuvre est née d’un chant par les évêques des Églises catholiques orientales lors des funérailles du pape François Ier à Rome. De la même manière, elle s’inspire de plusieurs musiques issues de la tradition orthodoxe. L’écriture se concentre principalement sur les graves octaviés de ce chant choral, ainsi que sur les légères variations qui s’y déploient. Elle explore également la brillance caractéristique, tant des mélodies que des timbres propres à cette musique. La pièce se construit ainsi comme un jeu de tension et de relâchement entre stabilité et mouvement, tout en conservant une puissance sonore presque constante. Dans le même esprit, de ces petites variations émergent sporadiquement de nouvelles sonorités, comme des prolongements naturels du matériau initial. Ce chant liturgique ne se présente peut-être pas tant comme un chant que comme une ambiance méditative, où de nouveaux sons surgissent malgré la tension constante du drame.
Portrait chinois
– Un souvenir d’enfance ? Mon premier cours de clarinette, quand j’avais quatre ou cinq ans et que ma mère m’attendant dans le couloir. Je me souviens d’une photo d’un flabiol [un petit instrument à vent catalan] affichée sur la porte.
– Un livre qui vous a marqué ? La Passion selon G.H. de Clarice Lispector (1964) : un livre qui évoque de manière franche et sincère les problèmes que nous évitons d’aborder, le tout à partir d’une problématique aussi banale que tuer un scarabée.
– Avec quelle personne aimerais-je dîner ? Le compositeur espagnol Juli Garreta (1875-1925), connu pour ses sardanes (danse traditionnelle catalane accompagnée par un ensemble de musique appelé le cobla). Il est – encore aujourd’hui – peu compris des amateurs de la musique pour cobla. De plus, il était horloger et originaire d’un endroit proche de chez moi ! De quoi alimenter de riches conversations.
Photos : Sophia Chambon © Juliette Ménard / autres – DR
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