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Le « Concerto à la mémoire d’un ange » est une partition mystérieuse à la beauté captivante.

Entretien Par Jéremie Szpirglas, le 24/11/2025

Le violoniste Diégo Tosi interprètera le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg, le 12 décembre à la Cité de la musique, à l’occasion du concert de clôture des célébrations du Centenaire Boulez. Il sera accompagné par l’Orchestre du Conservatoire de Paris, sous la direction de Pierre Bleuse. L’interprète lève le voile sur ce ce grand et bouleversant classique du XXe siècle, et ce qu’il représente pour lui.

Le Concerto à la mémoire d’un ange est un grand classique de la Seconde École de Vienne. Vous souvenez-vous dans quelles circonstances vous l’avez entendu pour la toute première fois ?
Absolument ! C’est même l’œuvre par laquelle j’ai découvert Alban Berg. J’avais 11 ans, c’était en concert à la Maison de la Radio, avec Raphaël Oleg en soliste. Mes parents m’emmenaient beaucoup en concert quand j’étais adolescent, et je me souviens avoir été entraîné dans d’autres aventures de Berg, comme ses opéras Lulu et Wozzeck à l’Opéra Bastille, à l’âge de 12 ou 13 ans. J’étais boulversé par la violence des livrets, ainsi que cet univers sonore totalement nouveau pour moi.

L’avez-vous déjà joué ?
Je l’ai déjà travaillé à titre personnel, mais ce sera la première fois que je le jouerai en concert. Ma formation n’a pas été spécialement orientée vers la musique du XXe siècle. Certes, j’en joue bien plus depuis que j’ai intégré l’Ensemble intercontemporain, mais comme ce concerto ne correspond pas à notre effectif, je n’ai pas eu l’occasion de le jouer en public jusqu’ici – que ce soit en soliste ou dans l’orchestre.

En revanche, j’ai pu, au fil des années, cultivé ma connaissance du répertoire d’Alan Berg. Je me souviens notamment d’un Kammerkonzert que nous avons joué à la Library of Congress de Washington sous la direction de Matthias Pintscher, dans des circonstances particulières… C’était le 13 novembre 2015 et nous venions d’apprendre les nouvelles des attentats à Paris. Plus récemment, nous avons joué sa Suite lyrique pour une chorégraphie de Saburo Teshigawara.

Vous serez accompagné de l’Orchestre des étudiants du Conservatoire de Paris.
J’en suis ravi ! Chaque année, nous montons un ou deux programmes avec cet orchestre et c’est toujours une expérience exceptionnelle. Les sessions de travail offrent des moments passionnants. Au cours des premières lectures, on ressent souvent une certaine difficulté chez les étudiants à s’adapter aux sons et modes de jeu des œuvres travaillées. Cependant, une fois familiarisés avec cet univers musical nouveau, ils nous partagent leur débordement d’énergie et un bonheur à jouer ensemble.

Pouvez-vous expliquer le titre énigmatique de ce concerto, seule œuvre véritablement concertante de Berg ?
L’ange en question est Manon « Mutzi » Gröpius, la fille de l’architecte Walter Gröpius et d’Alma Mahler. Elle est morte prématurément, à l’âge de 18 ans, des suites d’une maladie qui l’a faite longuement souffrir.
Sans ce décès tragique, il est probable que le concerto n’aurait jamais vu le jour – du moins pas tel qu’on le connait. Berg avait été sollicité par la violoniste américain Louis Krasner. À l’époque, il traversait une période sombre, aussi bien psychologiquement que physiologiquement et financièrement. Ayant besoin d’argent, il n’eut d’autre choix que d’accepter la commande, mais, plongé dans la composition de Lulu, il n’avait pas très envie de se consacrer à l’écriture d’un concert. La mort de Manon Gröpius a été un élément déclencheur. Profondément attristé, il s’y est mis de tout son cœur et de toute son âme.

Résultat : une partition mystérieuse à la beauté captivante, semée de codes aux significations extra-musicales — un peu comme la Suite lyrique. C’est donc une œuvre sérielle, certes avec une dimension numérologique quasi mystique, mais d’une écriture limpide, presque simple, dont se dégage un sentiment trouble et complexe.
C’est la dernière œuvre achevée de Berg (1935), presque son requiem. Il meurt quelques mois plus tard, sans jamais l’avoir entendue : elle sera créée de manière posthume, en 1936 à Barcelone, quelques mois avant que la guerre civile n’éclate, par Louis Krasner et Hermann Scherchen à la direction.

Quels en sont les enjeux pour le violoniste ?
Alban Berg a composé ce concerto comme un hommage à celui de Brahms, écrit cinquante ans auparavant, dans lequel le violon est souvent noyé dans l’orchestre. Au reste, c’est souvent le cas dans l’œuvre de Berg. Dans le Kammerkonzert, j’ai toujours le sentiment que le violon doit lutter pour se distinguer dans la mêlée. Dans le Concerto à la mémoire d’un ange, le violon solo est donc englouti dans la masse, et la projection du son est un vrai défi !

Dès le début, la partie soliste circonscrit le « lieu » du violon, puisqu’on commence par jouer les quatre cordes à vide : sol, ré, la et mi...
C’est en effet un début saisissant. On commence la pièce comme si on s’accordait, ce qui lui donne une dimension presque biblique – au commencement était la quinte ! Et ces quintes vont servir de fondation à toute la structure sérielle.
Mais la fin est tout aussi saisissante puisque, chose rare, Berg choisit de refermer son concerto en reprenant un Choral de Bach, emprunté à la Cantate funèbre Es Ist Genug – avant une coda douce et mélodique de violon.

 

Photo (de haut en bas) : Diego Tosi © Franck Ferville / Alain Berg en 1927 © Georg Fayer