Agata Zubel, toujours là où on ne l’attend pas.
EntretienCompositrice, chanteuse et performeuse, Agata Zubel cultive l’art d’être là où on ne l’attend pas. Le 7 septembre, à Wroclaw, sa ville natale en Pologne, elle retrouvera l’Ensemble intercontemporain et les Percussions de Strasbourg dans un programme contrasté : la profondeur énigmatique de Gérard Grisey y dialoguera avec son propre univers, celui de SPRAY, où le geste musical devient aussi pictural.
Agata, voici déjà presque dix ans que vos œuvres sont régulièrement jouées par l’Ensemble intercontemporain. Comment cette collaboration a-t-elle commencé ?
Cela a commencé en 2016 par une commande : Double Battery pour ensemble instrumental avec espace sonore augmenté, réalisée avec l’Ircam. Ce fut une expérience incroyablement inspirante pour moi, en raison non seulement du niveau d’interprétation exceptionnel de l’EIC, mais aussi de la possibilité de travailler avec un son spatialisé. S’en sont suivies d’autres commandes : Mono-Drum, créée en 2020 au Théâtre du Châtelet, et Triptyque, créée au festival Présences en 2021. Ce qui est très important à mes yeux, c’est que ces commandes, et d’autres de mes pièces, ont été jouées à de multiples reprises par l’Ensemble, en France et à l’international. Une continuité de collaboration fortement appréciable.
Cette collaboration a-t-elle eu une influence sur votre travail ?
Absolument, et à plusieurs niveaux. Dès le début, j’ai eu le sentiment de travailler avec un ensemble dont les membres ne se contentent pas d’interpréter la musique, mais l’écoutent vraiment, portant une attention exceptionnelle, non seulement à la partition, mais aussi à l’intention, au geste et à la durée. Ils bâtissent leur interprétation de l’intérieur de la pièce, à l’écoute de ses tensions internes et en réponse à sa logique propre. Cela change tout : en tant que compositrice, j’ai le sentiment de pouvoir écrire exactement ce que je veux, sans avoir ni à simplifier ni à justifier mes choix. Cette liberté est incroyablement précieuse en même temps qu’elle pose un défi au compositeur. Avec de tels musiciens, on peut véritablement explorer les frontières entre l’écrit et ce qui se déploie à l’instant de la performance, non pas par l’improvisation, mais par leurs qualités de présence et de concentration.
Ce concert avec l’EIC se tiendra dans le cadre du festival Wratislavia Cantans : quelle est la place de cet événement sur la scène musicale polonaise ?
Wratislavia Cantans est l’un des festivals les plus importants et les plus reconnus de Pologne, non seulement en raison de sa longue tradition (il a été fondé en 1966), mais aussi pour la qualité de sa programmation et son atmosphère unique. Principalement associé à la musique vocale, il attire chaque année des artistes de renommée internationale tels Giovanni Antonini, Jordi Savall, Cecilia Bartoli, Philippe Herreweghe et John Eliot Gardiner. L’une de ses grandes forces réside dans sa capacité à réunir musiques ancienne, classique et contemporaine au sein d’une programmation cohérente et rigoureuse. Le festival s’ouvre également de plus en plus à de nouveaux formats de représentation, ce qui confère à la présence de l’Ensemble intercontemporain une importance particulière, en offrant l’occasion d’introduire un répertoire moins souvent présenté dans des festivals aussi prestigieux.
Je suis très heureuse d’y présenter Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey, une œuvre à mes yeux parmi les plus importantes de la littérature vocale contemporaine. J’espère que cette performance permettra à la pièce de trouver pleinement son écho, notamment dans le contexte du thème du festival de cette année : Le Paradis perdu.
En deuxième partie de ce concert, les Percussions de Strasbourg interpréteront SPRAY, une œuvre pluridisciplinaire. Pourriez-vous nous dire un mot de son dispositif et comment vous est venue l’idée ?
SPRAY (photo ci-dessous) est une expérience à la croisée de la musique et des arts visuels, où une forme d’expression artistique devient le fondement d’une autre. Dans cette pièce, les six percussionnistes interprètent une composition musicale entièrement écrite mais, au lieu d’utiliser des instruments et des baguettes traditionnels, ils travaillent avec de la toile et des outils de peinture tels que des bombes aérosol et autres pinceaux. Des outils qui ne génèrent donc pas seulement du son, mais aussi des formes visuelles colorées. La partition est d’une grande précision : les rythmes et les types d’outils sont détaillés, ainsi que les couleurs de la peinture et les emplacements sur la toile où chaque geste doit être effectué. Le processus est plus qu’une simple synthèse du son et de l’image : c’est une réflexion artistique sur l’acte même de création. La partition est construite de telle manière que la performance musicale devient simultanément une œuvre visuelle. Il en résulte six peintures uniques, toutes basées sur la même partition, mais différant dans leur forme finale. Ainsi, l’éphémère et l’audible se transforment en un objet matériel et durable.
L’idée est née de l’observation de la performance des percussionnistes – leur rapport à l’espace, au corps, au rythme, est autant visible qu’audible. Dès le départ, je voulais que cette pièce interroge la présence, la physicalité de la performance, la nature même d’un « concert ».
Après la création mondiale en 2024 à Strasbourg, les peintures ont été « exposées » dans le foyer : le public a pu les observer de près, examiner les traces de mouvement, la texture de la peinture, la structure de la toile, résultat du processus auquel il venait d’assister. J’ai gardé deux toiles de la première chez moi, et elles sont vraiment magnifiques !
Depuis, à chaque fois que les Percussions de Strasbourg jouent la pièce, six nouvelles peintures sont créées. Mais l’important, c’est que, même s’il s’agit d’une œuvre d’art créée en direct, elle n’est pas entièrement libre. Chaque toile possède ses propres caractéristiques – comme dans toute interprétation d’une partition –, mais la structure reste répétable et reconnaissable.
À plus long terme, SPRAY a marqué pour moi le début d’une nouvelle façon de concevoir la forme comme processus. C’est le processus lui-même qui devient notre contribution, en tant qu’interprètes comme en tant que spectateurs. Je pense que cette démarche n’a pas encore dévoilé tout son potentiel.
Venons-en à présent aux Quatre chants pour franchir le seuil, que vous interpréterez avec l’EIC : c’est presque un requiem que Gérard Grisey a écrit pour lui-même. Que ressentez-vous en l’écoutant ou en le chantant ?
C’est une pièce profondément émouvante, car elle aborde les thèmes de la mort, de la transition et de la solitude, mais avec une élégance incroyable, presque dénuée de pathos. C’est vraiment une sorte de requiem, mais très inhabituel. Grisey ne pleure pas la mort au sens traditionnel du terme. Il la contemple à distance, avec humilité et tendresse. Pour moi, cette pièce est une méditation sur la fugacité du son, et sur sa matérialité.
En tant qu’interprète, j’ai le sentiment de participer à un vaste processus organique : le son n’est pas un objet statique, mais un organisme vivant et évolutif. Lorsque je la chante, j’éprouve un profond sentiment de responsabilité, non seulement envers la partition, mais aussi envers l’intention qui sous-tend la pièce. Chaque son paraît définitif, comme s’il était le dernier. Et pourtant, paradoxalement, ce n’est pas une musique déprimante : elle est au contraire lumineuse, transparente, profondément humaine. Ce n’est pas une complainte, mais un regard vers l’infini. En tant qu’auditrice et interprète, j’ai le sentiment que cette pièce ouvre un espace où l’on peut simplement s’arrêter. C’est une de ces œuvres qui ne s’achèvent pas avec la note finale ; elle reste en vous, résonnant longtemps après la fin du concert.
Quel rapport la compositrice que vous êtes entretient-elle à la musique de Grisey et à l’école spectrale ?
Le spectralisme m’inspire, indéniablement. Non seulement par son approche du son, mais aussi par sa façon de penser le temps, la forme et la transformation. Grisey a montré que la musique peut se construire non seulement sur des thèmes, mais aussi sur l’évolution progressive du son – et que cela peut être tout aussi puissant, voire plus. Pour moi, la musique de Grisey est une expérience liminaire, tant émotionnelle que sonore. Que l’on se considère ou non comme un adepte de l’école spectrale, la manière d’écouter le monde que Grisey propose reste gravée dans la mémoire.
Quels sont les enjeux soulevés par l’interprétation de cette pièce ?
Dans Quatre chants pour franchir le seuil, le plus important pour moi est de trouver un équilibre entre précision et concentration émotionnelle. Grisey a écrit une partie vocale qui, bien qu’apparemment épurée, exige une maîtrise absolue de l’intonation, notamment dans les intervalles microtonaux et les longues phrases suspendues. Chaque son doit être ancré dans la structure harmonique et timbrale environnante. Mais la technique n’est que le début. Cette pièce est un rituel intime de transition – au sens existentiel et spirituel du terme. Il faut être pleinement présent – avec sa voix, et tout son être. L’ensemble instrumental n’accompagne pas le chanteur au sens traditionnel du terme : il respire, répond et élargit le champ sonore. C’est pourquoi l’attention est essentielle : au silence, au temps, aux variations de couleur.
C’est un chant qui ne vise pas à impressionner, mais à se recueillir. En fait, il s’agit davantage d’écouter que de chanter – et c’est peut-être ce qui rend ces Chants à la fois plus difficiles et plus essentiels.
Photos (de haut en bas) : © ŁukaszRajchert / © EIC / © Bartosch Salmanski
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