Jeu(x) : un kaléidoscope de couleurs et de sons
EntretienCréation écrite conjointement par Sofia Avramidou, Andy Emler et Frédéric Maurin, Jeu(x) est… jouée par une formation inédite réunissant sept musiciens de l’Orchestre National de Jazz (ONJ) et sept solistes de l’Ensemble intercontemporain (EIC), le 24 janvier au Conservatoire de Montreuil. L’occasion de faire se rencontrer deux univers, mais aussi des personnalités, aussi distincts que complémentaires, autour d’un seul et même but : jouer !
Que vous apporte cette rencontre, musicale et humaine, entre les univers jazz et contemporain ?
Aurélien Gignoux (percussionniste EIC) : J’éprouve un grand plaisir à mêler ces deux facettes que j’ai longtemps côtoyées, souvent séparément. La grande richesse de cette rencontre tient également dans celle avec les musiciens de l’ONJ, avec qui l’échange est toujours extrêmement vivant.
Alain Billard (clarinettiste EIC) : Lors de ma formation de clarinettiste au CNSM de Lyon, j’ai eu la chance, avec Catherine Delaunay, d’avoir comme professeur M. Jacques Di Donato, quelqu’un de très à l’aise avec tous les genres de musique, du populaire au classique en passant par le jazz. Ce goût et ce savoir ont été un atout dans notre formation, et plus d’une trentaine d’années après, le retrouver à nouveau avec Catherine Delaunay et les autres musiciens de l’ONJ me procure une grande joie.
Catherine Delaunay (clarinettiste ONJ) : Je suis convaincue de l’apport des deux langages l’un à l’autre, donc de la pertinence musicale de ce projet. Mais c’est avant tout la rencontre avec les merveilleux musiciens de l’EIC qui me rend heureuse !
Rafaël Koerner (batteur ONJ) : Oui, c’est surtout cette rencontre avec les solistes de l’EIC, avec qui je n’avais jamais travaillés auparavant et qui sont des musiciens et musiciennes d’exception, qui m’apporte énormément. Ils ont à la fois des compétences instrumentales très larges et en même temps très spécifiques. Il est passionnant de les écouter et au vu des morceaux proposés, cela m’amène à adopter un caractère sonore ou un jeu différent, pour aller chercher de nouvelles articulations.
Justement, vous arrive-t-il de partager ou d’échanger quelques techniques de jeu dites jazz ou contemporaines ?
RK : Oui, c’est d’ailleurs ce que j’ai fait dès notre deuxième session de travail, quand j’ai demandé à Samuel Favre de me montrer un geste de roulement ultra pianissimo ! J’ai encore du travail…
AG : De mon point de vue, j’ai l’impression que ce partage de techniques se fait dans l’intimité musicale, dans le jeu à proprement parler. L’écoute ouverte et attentive qui règne entre nous tous permet de s’imprégner des différentes personnalités et modes de jeux qui nous caractérisent. Bien sûr, au détour d’une répétition, on aime échanger sur quelques aspects musicaux et techniques, parler d’influences musicales ou d’autres natures, comme pour toute rencontre entre musiciens.
AB : Pour ma part, je me nourris surtout des techniques formelles conceptuelles, de rythmes de tourneries, de « groove » ou de « feeling » comme l’appellent les musiciens de jazz. Dans la musique contemporaine, au contraire, nous avons une vision assez fixe des effets voulus, indiqués sur la partition d’une manière claire et surtout reproductible. Pour ce projet commun à l’ONJ et à l’EIC, les deux ensembles arrivent chacun avec leur identité propre, pour mener, comme en musique de chambre, de nombreuses discussions sur l’interprétation de certains modes de jeux ou phrasés musicaux.
CD : Dans mon langage d’improvisation, je vais très souvent piocher des techniques de jeu dans la musique contemporaine (j’aime particulièrement les quarts de ton et les multiphoniques). D’ailleurs, je garde toujours à proximité des pièces du répertoire contemporain pour mon travail musical personnel !
Dans l’ensemble, diriez-vous que l’on arrive à différencier « qui vient d’où » ?
RK : Il faudrait demander cela au public ! Honnêtement, je crois que oui, dans la façon d’improviser et de faire sonner nos instruments. C’est ce qui rend cet échange intéressant, je trouve.
AB : Nous arrivons par moment à nous confondre, mais aussi à faire ressortir nos personnalités spécifiques lors de moments d’improvisation. Le tout est un kaléidoscope de couleurs et de sons qui nous emmène dans un monde éclectique, aux inspirations jazz, contemporaines, mais aussi folkloriques diffuses.
AG : J’imagine que non, d’une certaine manière, la connexion étant assez forte pour que l’énergie de groupe surpasse les individualités. Cependant, de petits indices peuvent apparaître et donner des pistes : reste au public de se prêter au jeu !
Trois mois après sa création à Châlons-en-Champagne, vous reprenez Jeu(x) au Conservatoire de Montreuil. En quoi cette reprise est-elle différente ? Qu’avez pu, ou voulu, changer ?
CD : Il me semble que les deux ensembles sont très souples, très à l’écoute, donc des différences seront nécessairement perceptibles dans tous les petits moments d’expression libre ou d’improvisation. Par ailleurs, la reprise de la contrebasse par Nicolas Crosse va certainement donner un son différent. Père depuis peu, il avait dû être remplacé au pied levé par Sarah Murcia lors de la création. Une belle leçon d’adaptabilité !
AB : Le temps fait son œuvre, et laisser reposer la pièce permet aux artistes de la penser et de l’aborder différemment. Le plateau de Jeu(x) se retrouvera enrichi de ces nouvelles saveurs musicales, et peut-être aussi de quelques surprises.
AG : La part de l’improvisation dans le concert étant centrale, celui-ci prend une nouvelle forme à chaque fois que nous le donnons ! Avec deux nouveaux musiciens aux pupitres, j’ai hâte de retrouver cette énergie créatrice.
Y a-t-il une partie de cette grande œuvre, composite, que vous préférez, et pourquoi ?
RK : Le concert a vraiment été conçu comme la rencontre entre deux compositeurs et une compositrice aux caractères musicaux prononcés. Je n’ai pas de préférence, du moins pour le moment. C’est passionnant d’essayer de rendre l’ensemble cohérent, notamment parce que je connais très bien la musique de Frédéric Maurin, que je pratique depuis longtemps, et que j’écoute celle d’Andy Emler depuis longtemps sans jamais l’avoir jouée, tandis que la pièce de Sofia Avramidou m’ouvre de nouvelles perspectives.
CD : Difficile de choisir ! J’aime Obsession d’Andy Emler pour son côté rythmique entêté, Level 2 de Sophia Avramidou pour le paysage sonore créé, et Tone Box II de Frédéric Maurin pour ses 1/4 de tons. Mais ma partie favorite reste sans doute les Deux clarinettes de Frédéric, parce qu’avec Alain Billard nous avons un magnifique espace d’improvisation par-dessus l’écriture orchestrale.
AG : Dans son ensemble, ce que je préfère est l’évolution du concert, dont j’essaye de profiter grâce à l’alternance des différentes pièces. Peut-être une mention particulière à celles qui offrent un groove bien marqué !
Le titre Jeu(x), comment l’interprétez-vous ?
AG : Dans un sens assez littéral : le plaisir du jeu, dans l’échange. La parenthèse du pluriel suggère une multiplicité qui caractérise bien le projet : différents ensembles, différents compositeurs et compositrices, différents styles musicaux, dans un but commun de jeu !
RK : Je l’interprète comme ce qui comporte un lot de surprise et d’inattendu. Un jeu qui nécessite de garder un enthousiasme émerveillé, sur des partitions néanmoins très complexes.
AB : Peut-être qu’il aurait pu s’écrire aussi d’une autre manière :
« J’eux » : une sorte de je intégré dans eux, l’ensemble
« Je » : moi, le soliste qui improvise
« Jeux » : l’amusement entre amis musiciens
Et en finalité « j’eus » beaucoup de chance de faire partie de cette aventure !
Enfin, si vous deviez comparer Jeu(x) à un jeu de plateau, quel serait-il ?
CD : À mon sens, ce serait plutôt un jeu collaboratif, d’imagination et d’improvisation !
RK : De toute évidence, un jeu en équipe qui fait appel à l’imagination. La stratégie, ce n’est pas mon truc !
AG : J’imagine un jeu assez simple, avec peu de règles, porté sur le dialogue et la connexion à l’autre… pourquoi pas un Dixit® !
AB : Pour moi, je vois un immense puzzle à mille pièces, ou notes, effets, dialogues, où tout le monde se mettrait autour de la table pour construire ensemble cette unique et même œuvre à partir des pièces musicales, à trouver ensemble.
Photos © Maxim François
Partager