Michael Jarrell : « On ne peut pas simplement réduire. Il faut tricher. »
EntretienLe 13 septembre, en ouverture de sa saison parisienne à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble intercontemporain créera Reflections II, version pour piano et ensemble du concerto pour piano écrit par Michael Jarrell pour Bertrand Chamayou en 2019, ainsi que son arrangement pour soprano et ensemble de la Symphonie n°4 de Gustav Mahler. Le compositeur suisse, qu’on retrouvera le 28 mars avec une création pour ensemble et chœur, expose les enjeux d’un tel exercice de réduction et d’arrangement.
Reflections II est une réduction du concerto Reflections I, mais est-ce essentiellement la partie orchestre que vous avez réduite ou avez-vous aussi retouché la partie de piano ?
Très légèrement. C’est une partie extrêmement difficile. C’est vraiment très virtuose. L’essentiel du travail a été le travail sur la partie orchestrale. Tout en étant très différent, il y a un parallèle avec le travail pour la Symphonie n°4 de Mahler. L’idée est que l’ensemble sonne quasiment comme un orchestre. Pour cela, il faut être inventif, il faut trouver des solutions pour y arriver. On ne peut pas simplement réduire. Il faut tricher.
De quel ordre est cette « triche » ? C’est un équilibre stylistique qui est en jeu ?
Non, il faut plutôt redistribuer un peu les cartes, il faut imaginer de nouvelles solutions. Tiens, là, cela ne peut plus être la contrebasse qui va faire cette figure. Il faut que je résolve cela autrement. Mais, c’est un peu comme pour un tricot : si on décide de reprendre une rangée, on est obligé d’en faire plusieurs. Quoi qu’il en soit, dans une œuvre musicale, c’est comme cela que je le conçois. Il y a toujours l’horizontal et le vertical. Il faut que les lignes soient bonnes, enfin qu’elles soient justes, tout en gardant l’idée de l’harmonie et de la sonorité globale. Pour cela, il faut quelquefois tricher et réécrire complètement des passages pour donner l’illusion d’un certain son, d’un certain monde musical. Il suffit d’étudier les deux orchestrations de Debussy faites par Ravel pour se rendre compte qu’il « triche » en permanence, mais justement, pour être le plus fidèle possible au monde sonore des partitions originales.
Quand vous vous « auto-réduisez », vous pouvez vous autoriser à refaire un passage, à le recomposer en partie. Mais dans le cas de Mahler, vous ne pouvez pas.
Quand Pierre Bleuse m’a demandé de faire cette réduction, je lui ai rétorqué que cela avait déjà été fait. Je sais qu’il en existe au moins deux versions pour petit ensemble. Mais il souhaitait absolument une réduction pour grand ensemble. Je respecte beaucoup ses idées de programmation et j’ai donc finalement accepté. L’Ensemble intercontemporain va, par contre, être légèrement renforcé au niveau des cordes. Il y aura cinq violons au lieu de trois, trois violoncelles au lieu de deux, trois altos…
Vous avez donc été tenté de grossir les réductions existantes plutôt que de réduire l’original ?
Non. J’en ai finalement consulté une, mais je préfère être très respectueux de l’original et de plus « tricher » pour l’être. Il y a longtemps, j’ai fait une orchestration de trois Études pour piano de Debussy. J’étais parti de l’orchestre réduit que Ravel avait utilisé pour son orchestration de la danse (Tarentelle styrienne) de Debussy. Autant l’orchestration des Gymnopédies de Satie par Debussy ne me convainc absolument pas, il ne fait que de distribuer les notes aux instruments ; autant j’estime que l’orchestration de la danse de Debussy par Ravel est un modèle du genre. En regardant la partition, je me suis rendu compte à quel point il trichait de manière à faire sonner l’orchestre comme un énorme piano.
Pour cela, il effectue, par exemple, des renversements d’accords, ou alors il invente des éléments pour créer des résonances. Dans la version réduite de la Symphonie n°4 de Mahler que j’ai entendue, je dirais que celui qui l’a réalisée n’a pas assez « triché ». Le premier violon réduit les premiers violons, le deuxième, les deuxièmes violons… C’est un peu comme une traduction. Il y a des traducteurs qui font du mot à mot et c’est souvent assez pauvre ; il y a ceux qui prennent tellement de liberté que l’on peine à retrouver le texte d’origine ; et il y a ceux qui sont entre ces deux manières et qui sont, à mon sens, les meilleurs traducteurs. Je pense, par exemple, à Philippe Jaccottet. C’est un modèle pour moi et ses traductions sont des réussites absolues.
Mais quelle est l’opération technique que vous auriez envie de qualifier de « triche » ?
Dans le cas d’une orchestration des Études de Debussy, admettons qu’on ferait do-sol, une quinte à la basse, au piano avec la pédale. À l’écoute, c’est la quinte. Mais il y a toute une vie qui se déploie grâce à la table de résonance… C’est un monde. Si, maintenant, je mettais ce do-sol simplement à des cordes à vide au violoncelle, cela n’aurait aucun sens. Il faut trouver une manière de faire sonner cette quinte comme s’il y avait une table de résonance, une pédale, le corps du piano.
Parfois, il est également utile d’ajouter des notes. C’est une anecdote, mais pour revenir à Ravel, mon professeur Klaus Huber m’avait raconté qu’il avait été visiter sa maison à Montfort l’Amaury. Il avait été très impressionné parce qu’il y avait un Renoir et plusieurs autres tableaux de maîtres… Mais en discutant avec la gardienne de l’époque, il s’est rendu compte que c’était uniquement des faux. Il semblerait que Ravel collectionnait des faux. Pour une réduction, peut-être qu’il faut être un peu « faussaire », et lorsque qu’il faut réduire l’ensemble, par exemple au niveau des cordes, on ne peut pas simplement diminuer 14 violons à trois violons. Il faut quelquefois que les deuxièmes soutiennent les premiers. Pour cela, il faut que les instruments « jouent plusieurs rôles ». Par contre, ce que je ne veux pas, c’est employer des solutions qui consistent à recourir au marimba ou à l’accordéon pour compléter une ligne de l’orchestre.
Vous évitez les instruments ne figurant pas dans la version originale.
Oui, absolument. Même si, dans ma version de la Symphonie n°4, il y aura quand même un trombone — ce qu’il n’y a pas dans la partition de Mahler. Comme il y a quatre trompettes et quatre cors dans l’original et qu’il n’y aura que deux cors et deux trompettes dans la réduction, j’ai demandé un trombone pour pouvoir, soit compléter les parties de trompettes, soit celles des cors. Ce qui est certain, c’est que je ne veux pas faire une interprétation. Je veux essayer de me rapprocher au plus près de la pensée musicale originale.
Photos et illustrations : Michael Jarrell © Maurice Weiss / Partition manuscrite du quatrième mouvement de la Symphonie n°4 de Gustav Mahler
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