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Grand entretien avec Peter Eötvös, compositeur et chef d'orchestre

Entretien Par David Verdier, le 31/10/2014

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Peter Eötvös et l’Ensemble intercontemporain : voilà une complicité qui n’est pas près de finir. Pour preuve ce concert « carte blanche » du 21 novembre prochain dans le nouvel Auditorium de la Maison de la Radio.
 
Vous avez été directeur musical de l’Ensemble intercontemporain de 1979 à 1991. À l’époque, l’usage voulait que l’on nomme pour directeur quelqu’un qui soit à la fois chef d’orchestre et compositeur. Pensez-vous qu’il est important pour un ensemble d’avoir à sa tête une personnalité réunissant ces deux compétences ?
Je pense qu’une telle combinaison est intéressante mais pas indispensable. Pour former un orchestre, il est nécessaire de s’ouvrir à toutes les formes de travail et dans cette optique, je pense que l’arrivée de Matthias Pintscher est une très bonne chose. Dans les premières années de l’Ensemble intercontemporain, tout était à construire. Pierre Boulez voulait que l’on programme des jeunes compositeurs mais aussi des classiques du XXe siècle. Quand j’ai pris mes fonctions, j’ai dirigé les œuvres de la seconde école de Vienne – c’était la base qui nous a permis de créer et développer un style qui a évolué avec le temps. Pierre était toujours présent. Dans les premiers temps, il écoutait et si quelque chose ne lui convenait pas, il intervenait. Plus tard, quand je lui demandais ce qu’il pensait de mon travail, il me disait : « Voyons Peter… vous savez mieux que moi… »
C’est important pour vous de diriger la musique des autres ?
Pour vous répondre, je citerais l’exemple de Wolfgang Rihm. Sans qu’il soit chef d’orchestre, je suis étonné de voir à quel point ses partitions donnent une idée précise de la façon dont on doit diriger sa musique. Malheureusement, il y a beaucoup de cas plus difficiles et ce n’est pas toujours évident de diriger la musique de certains compositeurs. Dans le cadre de ma fondation musicale, j’essaie toujours de réunir les chefs et les compositeurs. Ce qui m’intéresse, c’est que les jeunes chefs d’orchestre comprennent l’importance de cette relation avec un compositeur vivant.
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Que ressentez-vous quand votre musique est dirigée par d’autres ?
Je suis toujours heureux parce que je perçois une différence. Je me souviens de la première fois où j’ai vu Kent Nagano diriger Trois Sœurs. Il a un sens scénique très fort et n’hésite pas à accélérer pour donner de l’énergie au tempo quand il sent que l’action stagne un peu. Quelques années après, Nikša Bareza et Jonathan Stockhammer ont dirigé la même œuvre à Enschede aux Pays-Bas. Le tempo était à peu près deux fois plus lent, mais ça m’a beaucoup plu parce que le résultat était à la fois plus calme et plus riche en tension. Je suis toujours très conciliant avec les chefs qui dirigent ma musique. J’interviens pour quelques détails de mise en place, mais rarement au-delà.
Vous composez à la main, sans ordinateur. Ce geste a-t-il une importance particulière pour vous ?
Je n’ai jamais composé directement sur ordinateur. J’ai l’oreille absolue et ça me permet d’entendre ce que j’écris. Je n’entends pas seulement les hauteurs mais aussi les couleurs et l’instrument lui-même. Quand j’ai fini d’écrire une page, je la photocopie ; à ce moment-là, c’est comme si elle cessait de m’appartenir et d’un coup toutes les erreurs apparaissent. Il y a d’abord le contact de la main avec le crayon et le papier, puis le trajet vers l’œil et l’oreille – en quelque sorte, c’est le passage du travail de compositeur à celui de chef d’orchestre.
Vous avez dit que votre inspiration n’était pas exclusivement musicale mais qu’elle se nourrissait aussi du cinéma et du théâtre. Vous aimez Chéreau, Gruber, Wilson, Brook… Pourtant, vous n’avez jamais collaboré directement avec aucun d’entre eux, que ce soit pour mettre en musique leurs pièces ou pour qu’ils mettent en scène vos opéras…
La plupart du temps, c’est le directeur de salle qui vous impose le metteur en scène. J’ai pu le choisir qu’à de très rares occasions, comme par exemple Silviu Purcarete pour la création de Love and Other Demons en 2007 au festival Glyndebourne. C’est une question délicate, à la fois importante et secondaire. Quand on commence à travailler avec quelqu’un, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Généralement, il n’y a pas de problème mais parfois, ça débute très bien et puis tout à coup il y a un blocage d’un côté ou de l’autre. Le plus important en définitive, c’est que les œuvres soient jouées.
Votre opéra Trois Sœurs a connu un immense succès public. Comment l’avez vous vécu ? 
Je me réjouis évidemment de constater que l’opéra contemporain peut avoir du succès, comme récemment Written on Skin de George Benjamin. Si je prends mon exemple personnel, quand j’ai écrit mon deuxième opéra, Le Balcon, en 2002, le public attendait un second Trois Sœurs. Je ne conçois pas les choses de cette manière, principalement parce que je viens du théâtre et plus précisément du théâtre dramatique parlé. J’adore la diversité des formes qui vont du théâtre classique au cabaret en passant par l’opérette. Toutes les fois où je vais au théâtre, ici à Budapest, je suis fasciné par les acteurs, par leur énorme répertoire : le chant, la danse, le tragique ou le comique… Après Trois Sœurs, j’ai exploré la dimension du cabaret puis de la comédie musicale avec Angels in America. Avec As I Crossed a Bridge of Dreams, c’était encore autre chose : j’ai décrit cette œuvre comme un « Klangtheater », un opéra plus proche du théâtre musical, presque sans chant, avec les récitants et les instrumentistes sur scène. Le Balcon a mis du temps à trouver son public mais je crois qu’avec les représentations données à l’Athénée par Maxime Pascal, l’œuvre a enfin le succès qu’elle mérite. Dans le domaine de l’opéra, les choses vont très vite, dans un sens ou dans un autre. Telle pièce a du succès puis tombe dans l’oubli avant d’être retrouvée un siècle plus tard.
LeBalcon©E.Carrecghio
Chinese Opera, écrit pour les dix ans de l’Ensemble intercontemporain, constituait déjà une réflexion sur la théâtralité du son, sans argument narratif. Je pense également à Passepied, une pièce retirée de votre catalogue, dans laquelle vous vous intéressiez à la caractérisation d’un personnage par le bruit de ses pas sur le sol. Ce théâtre aveugle, ce Klangtheater, est-il un idéal pour vous ?
Ce qui m’intéresse dans la musique, ce ne sont pas les notes, les hauteurs ou même les instruments mais ce que j’appelle les mouvements musicaux, la musicalité. Pour moi la musique peut commencer avec le mouvement ou le rythme des pas sur le sol. C’est à la fois de la musique et du théâtre. Je mêle les deux depuis mes premières compositions. J’ai gardé cette façon de relier le son à une action. À travers le son, je vois des êtres vivants qui s’animent, une situation, un personnage qui monte un escalier… Je fais de la mise en scène avec des sons. Cela produit généralement des situations concrètes, mais j’apprécie également les sonorités parfaitement abstraites… !
Votre approche des modes de jeu est relativement classique. C’est volontaire ?
Avec l’expérience, je pense que j’arrive à exprimer ce que je veux dire dans la musique avec des moyens traditionnels. Bien sûr, il y a des pièces très exigeantes sur ce plan-là, comme Intervalles-Intérieurs ou Chinese Opera… Mais la plupart du temps, surtout pour l’opéra, il faut penser aux qualités et aux possibilités techniques des orchestres et des chanteurs. Le plus important, c’est de faire en sorte que ma musique puisse être jouée un peu partout.
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Voyez-vous votre œuvre comme un parcours ou comme un projet d’ensemble ?
Je dirais un parcours qui s’est effectué au hasard des rencontres que j’ai faites durant ma vie professionnelle, et au fil de mon évolution technique, en tant que chef et compositeur. J’ai beaucoup appris avec l’Ensemble intercontemporain et des grands orchestres comme la BBC sur ce qu’on pouvait réaliser rythmiquement, techniquement. Concernant l’opéra, j’ai commencé au début avec deux œuvres assez brèves, Harakiri en 1973 et Radames deux ans après. Il a fallu attendre 1998 avec Trois Sœurs pour que je m’y intéresse à nouveau. À présent, je me concentre sur l’écriture de concertos et d’opéras de plus grand format.
Avec une constante : de moins en moins d’électronique…
J’ai avec l’électronique le souci de l’aspect disons pratique, un moyen technique, surtout dans les opéras… Dans une salle traditionnelle, les moyens techniques sont très réduits, à commencer par la qualité des haut-parleurs. Dans les années 1980, je pensais que l’avenir passait par les instruments électroniques. J’ai rapidement déchanté en constatant qu’après quelques années, il était difficile de trouver ces instruments sur le marché. Prenez le sampler que j’utilisais en 2002 dans Le Balcon, il est devenu introuvable.
Vous aimez pourtant modifier le dispositif instrumental pour faire sonner l’orchestre plus grand que ce qu’il n’est, comme une sorte de zoom acoustique…
C’est à la fois pour des raisons pratiques et esthétiques. Dans Angels in America par exemple, nous amplifions toujours les chanteurs avec des micros portables mais pas l’orchestre… Ça fonctionne très bien. Le réglage de la guitare électrique est beaucoup plus délicat. Stockhausen et Boulez ont été deux rencontres décisives pour vous. Le premier a composé un opéra (Licht) dont la représentation s’étale sur les sept jours de la semaine, alors que le second n’a jamais pu ou voulu en écrire un seul…
J’ai dirigé Donnerstag, la première journée de Licht à Covent Garden et à la Scala. Je regrette que Karlheinz Stockhausen se soit progressivement éloigné de la possibilité de représenter ses opéras dans des salles traditionnelles. Personnellement, je me base sur le mode de fonctionnement habituel des maisons d’opéras : j’utilise les chanteurs de la troupe, les possibilités de la fosse d’orchestre, des éclairages… Avec Pierre, c’est différent. Il m’a dit une fois qu’il aurait été intéressé par un opéra chanté avec des masques dissimulant la moitié du visage. Il était influencé par le théâtre asiatique, la sonorité du gamelan… mais au fond, je pense qu’il ne voulait pas réaliser ce projet.
Nous sommes désormais très loin de vos premières musiques composées pour le cinéma ou le théâtre et de vos expérimentations des années 1980. Vers quoi évolue votre musique ?
J’envisage de faire une pause dans le domaine de l’opéra, juste après la création de Senza Sangue en mai prochain à New York. Je souhaite me consacrer à l’écriture de pièces pour grand orchestre. Oratorium Balbulum, un oratorio d’après un texte de Péter Esterházy, est programmé à Salzbourg en 2016 avec le Wiener Philharmoniker sous la direction de Daniel Harding. J’ai également un projet pour quatre orchestres italiens, ainsi qu’une musique pour grand orgue et orgue Hammond à la Elbphilharmonie de Hambourg.
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Photos (de haut en bas) : (c) Guy Vivien / DR / scène de l’opéra « Le Balcon » (2002)(c) E.Carrecghio / DR