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[solo] Pierre Strauch : L'écriture en jeu

Portrait Par Antoine Pecqueur, le 15/09/2009

Strauch
Le violoncelliste Pierre Strauch est l’un des -membres de la première heure, ou peu s’en faut,  de l’Ensemble intercontemporain. Il se consacre avec la même passion et énergie au jeu, à la composition, à la direction et au festival A Tempo qu’il a fondé à Caracas, au Vénézuela. Il interprétera Nomos Alpha, une œuvre mythique de Xenakis pour violoncelle solo, à la Cité de la musique le 23 octobre. Portrait d’un musicien qui a plus d’une corde à son violoncelle.
Vous êtes membre de l’Ensemble intercontemporain depuis 1978. Quel regard portez-vous sur son évolution ?
Nous avons toujours la même responsabilité musicale, mais les orientations de « l’entreprise » ont changé. Les répertoires sont ainsi de plus en plus variés, de plus en plus ouverts sur d’autres styles musicaux. Il y a aussi un désir d’élargir le public, notamment en multipliant de plus en plus les actions pédagogiques. Il faut également rappeler que les différents directeurs musicaux de l’Ensemble ont contribué à l’évolution de la formation. Peter Eötvös a ainsi amené l’Ensemble à explorer les musiques d’Europe -centrale, mais aussi à développer les œuvres avec électronique. David Robertson a mis -l’accent sur le répertoire nord-américain et a secoué nos vieilles habitudes. Nous sommes aujourd’hui dans une phase nouvelle avec Susanna Mälkki, une -jeune femme qui nous séduit par sa vigueur réjouissante.
Comment percevez-vous la figure de Pierre Boulez ?
Il reste la figure tutélaire, la grande ombre qui plane sur nous. Il revient tous les ans nous diriger. À l’Ensemble, nous sommes tous d’une certaine façon ses disciples. Boulez est une personnalité aussi forte pour nous, les anciens, que pour les jeunes recrues. À l’instar des philosophes antiques, il transmet les choses sans avoir l’air de le faire. Devant les musiciens, il ne fait jamais d’analyse musicale ou de musicologie. Même s’il a écrit de nombreux livres, il refuse toute théorisation pour privilégier la pratique. C’est un -artisan, qui se place au même niveau que nous. Il est d’une discrétion absolue et d’une efficacité totale. J’aime son mélange d’exigence et de générosité. Je remarque également qu’il dirige avec le même engagement sa propre musique que celle d’autres compositeurs.
Quel est le rôle du violoncelle dans un -ensemble de musique contemporaine ?
Dans la musique contemporaine, l’instrument est sorti de son rôle de basse de l’époque baroque et de celui de chanteur de l’ère romantique. Le violoncelle est devenu un instrument à tout faire, capable de passer du brutal à l’élégiaque. Son registre est très étendu, englobant celui de nombreux instruments. Il y a aussi de multiples possibilités de son déformé. Au cours des dernières décennies, les compositeurs ont raffiné leurs effets. Je compare souvent le développement du violoncelle au XXe siècle à celui de la clarinette. Par leur souplesse, notamment dans leurs nuances extrêmes, ces deux instruments ont engendré un désir de création chez les compositeurs.
Quels sont les compositeurs marquants que vous avez rencontrés ?
Chaque création est une rencontre. Difficile de toutes les citer ! J’ai été ébloui par Hans Zender, qui possède une énorme culture musicale. Chez lui, la grammaire et le sentiment ne se distinguent pas. J’ai aussi été ravi de connaître Elliott Carter, qui, à plus de cent ans, continue d’écrire une musique d’une fraîcheur et d’une vigueur à faire pâlir un grand nombre de jeunes compositeurs ! Il faut aussi citer ces « dinosaures » que sont Karlheinz Stockhausen ou Luciano Berio, que j’ai eu la chance de connaître au début de ma carrière. Dans la jeune génération, je remarque qu’il y a un vrai élan en Espagne, comparable à celui des années quatre-vingt en Allemagne. Je suis particulièrement impressionné par la musique d’Hèctor Parra, l’une des plus brillantes qui soient à l’heure actuelle. L’Ensemble est un peu comme un baromètre qui permet de mesurer les tendances et les courants de la musique contemporaine.
Vous êtes aussi compositeur. Comment êtes-vous passé du statut d’interprète à celui de créateur ?
C’était pour moi une nécessité. Beaucoup d’interprètes éprouvent d’ailleurs ce besoin. J’ai commencé à composer sérieusement vers mes vingt ans. Je suis autodidacte au départ. Pour autant, on est forcément le fruit de nombreuses influences. Il est impossible de se déclarer unique et pur, même s’il est important de se forger ses propres outils. Mon langage est notamment inspiré par des éléments extra-musicaux, comme les chiffres et la littérature. Au départ, j’ai beaucoup écrit pour mon instrument, puis j’ai eu de plus en plus le désir de faire parler d’autres voix. Il est fascinant d’écrire pour des instruments qu’on ne connaît pas du tout, par exemple le piano en ce qui me concerne. J’ai d’ailleurs la chance d’être régulièrement joué par Dimitri Vassilakis, pianiste à l’Ensemble intercontemporain.
Quelle place occupe la pédagogie dans -votre activité actuelle ?
Il y a une trentaine d’années, j’ai enseigné dans un conservatoire de la banlieue parisienne. Mais aujourd’hui, je ne suis plus professeur ; je ne me vois pas avec un poste fixe d’enseignant. Je participe cependant très activement aux différents programmes pédagogiques menés par l’Ensemble, notamment à la Cité de la musique. Je collabore également à l’Académie de Lucerne. Mon but est de montrer aux jeunes qu’ils ne doivent pas chercher à comprendre la musique. Il faut faire entendre la musique et voir comment les auditeurs réagissent. Cela peut leur évoquer des rêves, des couleurs. Mais je le répète : il n’y a rien à comprendre. Ce n’est pas comme le langage au sens linguistique du terme qui, lui, est vecteur de sens.
Vous dirigez « A tempo », un festival de musique contemporaine basé à Caracas, au Venezuela. Parlez-nous de cette -aventure…
Ce festival est né d’une rencontre, qui a eu lieu il y a vingt ans, avec Diógenes Rivas. Ce musicien est le seul vrai compositeur moderne du Venezuela, les autres se -limitant à des œuvres très néoclassiques. Le festival a été fondé en 1994. Outre la musique contemporaine, il propose des concerts de musique classique, de jazz et de -musique folklorique.
En tant que chef d’orchestre, êtes-vous -également spécialisé dans la musique contemporaine ?
Mon activité de chef d’orchestre est sporadique : je dirige deux ou trois projets par an. Ce sont principalement des concerts à l’étranger. De la même manière que pour mes compositions, je remarque que nul n’est prophète en son pays ! Le métier de chef d’orchestre m’enrichit énormément. On est obligé d’étudier les partitions de manière approfondie. Le but est d’entrer dans la grammaire d’un compositeur et d’en faire sa « chose ». J’aime l’idée de Pierre Boulez, qui voit le chef comme un interprète. Je dirige principalement de la musique contemporaine. Avec le violoncelle, je me partage à 80 % pour la musique contemporaine et 20 % pour la musique « classique ». Je regrette que chez de nombreux musiciens, notamment les jeunes en conservatoire, cette proportion soit inversée. À mon sens, mieux on connaît la musique contemporaine, mieux on joue celle du passé.
Propos recueillis par Antoine Pecqueur
Extrait d’Accents n° 39 – septembre-décembre 2009

Photo : Pierre Strauch © Maud Chazeau