Parole et musique, entretien avec Liza Lim
EntretienThe Voynich Cipher Manuscript, de Hanspeter Kyburz, et l’œuvre en création de Liza Lim, Mother Tongue, nous renvoient aux langages oubliés de l’humanité, encore indéchiffrés ou en cours de disparition. D’ascendance chinoise, née en Australie en 1966, Liza Lim a composé Mother Tongue à partir d’un texte de Patricia Sykes que traversent des vocables issus de langues rares ou disparues. Hanspeter Kyburz s’appuie sur le mystérieux manuscrit Voynich, dont la signification n’a pu à ce jour être déchiffrée, et transpose sur un plan musical les codes supposés du manuscrit, associés à des poèmes du formaliste russe Velimir Chlebnikov, maître de la « langue des étoiles ». Hanspeter Kyburz élabore la structure musicale de son œuvre sur ces processus de constitution du sens, dans lesquels « le matériau hermétique se dissout dans le double mouvement de la traduction, laquelle exige à la fois l’approche comparative du passé et l’agencement créatif de nouveaux contextes. »
Votre nouvelle œuvre, Mother Tongue, s’appuie sur un poème de Patricia Sykes composé à partir de langues rares ou en voie de disparition. Comment avez-vous découvert ce poème ?
Au cours des premières discussions avec le Festival d’Automne et l’Ensemble intercontemporain sur ce projet, qui avait trait à la disparition des langues dans le monde, il est apparu intéressant que je me penche sur la culture aborigène depuis le lieu même que j’habite, l’Australie, étant moi-même issue d’une famille chinoise parlant le dialecte hokkien1. La source de Mother Tongue est en fait une liste de quatre-vingt-douze mots aborigènes australiens de la langue yorta yorta, qu’un ami linguiste, Stephen Morey, a rassemblés. Il s’agit de mots dont se souvenait une vieille femme, l’une des dernières à parler cette langue, sa langue maternelle. C’est un document tout à fait poignant en ce qu’il consigne l’imminence d’une perte, la disparition d’une langue et, avec elle, d’une certaine représentation du monde, avec ses -systèmes particuliers de savoirs, ses registres uniques de sentiments et d’expressions. Ce qui m’a aussi intéressée, dans cette liste, ce sont les mots eux-mêmes. Je me suis demandée quels étaient ceux que l’on gardait en mémoire à la fin de sa vie. En fait, les mots de cette liste étaient simples, fondamentaux ; des termes d’affection, de parenté comme « mère » ou « père ». Sans doute, il y avait là quelque chose de -particulièrement émouvant pour moi du fait que ces mots sont ceux qui me restent de ma propre langue maternelle perdue, le dialecte hokkien, que je retrouvais dans les balbutiements de mon fils lorsqu’il a commencé à parler. Cette liste contenait un cercle de vie et de mort. (Grâce aux efforts des anthropologues, des linguistes et des personnes elles-mêmes, le yorta yorta a maintenant été réhabilité et il est depuis peu enseigné au lycée.)
Mais quand j’ai examiné de plus près les mots eux-mêmes en entreprenant le plan d’ensemble, ils m’ont paru trop bruts pour que je puisse les manier. Je m’interrogeais aussi sur les protocoles à adopter par rapport à un savoir indigène. Il me fallait, soit transformer cette liste, soit trouver un élément poétique médiateur qui s’interpose entre ces mots et moi. C’est pourquoi j’ai demandé à la poétesse australienne Patricia Sykes d’écrire les trois poèmes de Mother Tongue. Nous avons eu de longues discussions, et elle a de son côté mené des recherches personnelles. Passer commande de ce texte supposait un intense climat de confiance et le résultat me convient parfaitement.
Dans une de vos œuvres récentes, Machine for Contacting the Dead, il était déjà question de vestiges d’un passé très ancien dans notre monde actuel…
Je me suis toujours intéressée à la résonance du passé dans le présent. À l’origine de Machine for Contacting the Dead, il y avait les vestiges archéologiques découverts dans la tombe du marquis Yi de Zeng, datant de 2500 ans avant notre ère, exposés au Musée de la Cité de la musique à Paris. Mother Tongue dénote peut-être un intérêt pour un élément plus primordial encore : les racines mêmes de la perception et leur articulation avec le langage. Dans son troisième poème, Patricia se réfère à l’antique idée grecque selon laquelle le passé nous fait face parce que nous le connaissons, alors que « le futur est derrière nous », d’où cette image de la mémoire qui nous précède et de la prédiction qui nous suit. C’est une inversion de notre perception du temps aujourd’hui ; l’homme grec -(homérique) se dirige vers son passé et se retourne pour affronter le futur invisible. Mais plus que tout cela, ce qui m’intéresse dans ce dialogue avec la présence du passé, c’est qu’il me permet de réfléchir à ce que j’appelle « la nature de l’invisible ». Peut-être tout mon travail n’est-il qu’une tentative pour faire entendre les forces invisibles, les résonances qui sous-tendent ce que nous pensons être la « réalité ». Une façon de désigner les ombres, les impulsions qui irradient au-delà de notre perception quotidienne du monde.
Dans Machine for Contacting the Dead, vous aviez utilisé une approche métaphorique des sons instrumentaux, recréant, par exemple, les sons d’instruments de musique délibérément « brisés » pour être déposés dans la chambre funéraire. Comment la voix de soprano, ainsi que le texte, modifient-ils votre réflexion sur la construction sonore ?
La soprano est considérée comme un instrumentiste virtuose, se mêlant parfois à des instruments pour produire une « -super-voix ». Les instruments servent aussi à parler, à dire des mots. Cette fusion, ce « morphing » entre catégories est à certains moments manifeste ; ainsi, à la fin du premier mouvement, lorsque la voix est accompagnée de timbales aiguës, et plus tard, lorsqu’on perçoit que la chanteuse « devient » timbale, se « transforme » en tambour, en une membrane mise en vibration par un principe de percussion. La soprano joue aussi du violoncelle. L’ instrument se transforme en une prothèse qui accroît l’étendue des résonances tout en formant une passerelle visuelle et sonore avec les poèmes composés de mots-images tels que sein, bateau, ailes (mais aussi lanternes, constellations).
Disposer d’un texte accroît la complexité à tous les niveaux, car la poésie propose des modèles structurels avec ou contre lesquels on peut jouer. Les mots et la voix apportent des éléments très concrets qu’il s’agit de prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, dans le -processus de composition. La première étape a -consisté à décomposer les unités sémantiques en composantes sonores plus -abstraites (parti-culièrement pour l’anglais qui m’est si naturel ; les autres langues utilisées sont plus éloignées de mon usage quotidien : quelques courtes phrases en finnois, en chinois, en diverses langues -d’Australie tels le warlpiri, le kukatja, ainsi que le nü – langue à clicks de la région du Kalahari en Afrique du sud.)
Ce mode d’atomisation du langage comme source sonore permet aussi aux mots de réagir à l’égal des éléments mentionnés dans les poèmes, l’eau, la terre, la poussière, la lumière des étoiles, le mouvement de fines particules, les gouttes, les vagues, qui peuvent combiner leurs propriétés.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de cette approche structurelle ?
Dans le deuxième poème, on trouve le mot « kalyuyuru » qui vient du kukatja, une -langue du désert australien. Ce mot décrit la caractéristique des chants que l’on trouve dans les rêves2. Les chants appartenant à un rêve se reconnaissent à ce kalyuyuru, ce miroitement de l’eau qui tombe. C’est donc l’image de l’eau comme vibration, articulée par la lumière qui rebondit sur sa surface à mesure qu’elle s’écoule, qui qualifie les chants perçus dans un état de transe, dans une autre réalité. Ma pièce présente plusieurs traductions musicales de ce caractère, par exemple lorsqu’un rapide trille des cordes est articulé par un archet qui rebondit, ou par des cordes pincées, deux actions qui font momentanément dévier le courant. Le texte est aussi traité de manière à faire vaciller certaines parties de mots alors que d’autres agissent par interventions très nettes sur la surface mouvante. Cela se traduit également par différentes échelles temporelles, qui permettent à des motifs rythmiques, dérivés des points -accentués d’un mouvement continu, de créer de nouvelles couches, et ainsi de suite.
Mais l’un des aspects passionnants du -langage est sa capacité à générer des perspectives culturelles particulières. Le mot « shimmer » en anglais – « miroiter » en français –, évoque un mouvement délicat, à la texture fine. Son équivalent en kukatja renvoie à une idée bien plus énergique et puissante ; il identifie des éléments chargés de valeur spirituelle. L’eau qui tombe dans un pays désertique est un événement d’une éminente intensité, une source de vie qui a sa propre beauté lorsqu’elle -investit le lit asséché d’anciennes rivières avant de disparaître à nouveau. Le mot des Aborigènes nous ouvre à d’autres univers esthétiques et sensibles.
Propos recueillis et traduits par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 27 – octobre-décembre 2005
1 – Dialecte parlé dans la province côtière du Fujian, au sud-est de la Chine, qui fait face à Taiwan.
2 – Pour les Aborigènes d’Australie, le rêve est à la fois une divinité, une catégorie du temps mythique et une expérience individuelle qui s’inscrit dans une pratique sociale.
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