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Un bestiaire surréaliste, entretien avec Martin Matalon

Entretien Par Véronique Brindeau, le 15/01/2005

Traces II (La cabra) est votre troisième composition née d’un film de Luis Buñuel et accompagnant sa projection : quelle relation entretenez-vous avec l’œuvre de ce cinéaste ?
Les œuvres que j’ai composées pour Las Hurdes et Un chien andalou – c’est-à-dire Traces II (La cabra) et Las siete vidas de un gato – qui vont être données à l’auditorium du Louvre, font partie, avec Le Scorpion pour L’Âge d’or, d’un triptyque conçu à partir des trois films surréalistes réalisés par Luis Buñuel entre 1927 et 1932. De 1932 jusqu’à 1947, il ne fera plus aucun film, après quoi commencera sa période « mexicaine », tout à fait autre, en particulier du point de vue de la narration.
Las Hurdes, réalisé dans le style d’un documentaire, dépeint avec des images très fortes et très dures, une région d’Espagne extrêmement pauvre. À la différence d’Un Chien Andalou et de L’Âge d’or, Las Hurdes n’est pas un film surréaliste, dans le sens où il ne fait pas usage d’une écriture automatique ou d’une esthétique onirique. Il l’est par sa dénonciation sociale, le mouvement surréaliste se voulant révolutionnaire.
Dans l’esprit de Buñuel, j’en suis persuadé, les trois films forment une trilogie. Entre Un chien andalou, court métrage de quinze minutes, et l’Âge d’Or, qui dure une heure, on assiste à une forme de progression, de développement. Après L’Âge d’Or, Buñuel ne pouvait sans doute pas aller plus loin dans cette direction. Il prend alors un chemin diamétralement opposé : celui d’un regard hyperréaliste ou documentaire, où le rêve, la provocation et  l’incohérence narrative d’ Un chien andalou et de L’ Âge d’Or n’ont plus place. La parole acquiert une importance croissante au long des trois films : Un chien andalou est entièrement muet, L’Âge d’or contient quelques dialogues – c’est un des premiers films parlants français – tandis que Las Hurdes comporte un commentaire off important. Ce qui pose d’ailleurs un problème spécifique et m’a d’abord fait hésiter à entreprendre ce projet. J’ai donc conçu la partition de Las Hurdes à la périphérie du film, en l’encadrant d’un prologue et d’un épilogue purement musicaux, sans images. Pendant le film, la musique va se faire plus aérée pour laisser la place à la parole.
Dans les œuvres que j’ai composées pour Un chien andalou et L’Âge d’Or, il y a une espèce d’effusion sonore – huit musiciens et électronique pour le premier, six percussions, deux pianos et dispositif électronique en temps réel pour le deuxième. Traces II (La cabra), pour alto solo et électronique en temps réel, sera très différente. Du point de vue sonore, elle aura une dimension intimiste avec des variations « monochromes »  qui rééquilibreront les sonorités  « fauves » des deux autres panneaux. La bande sonore  originale du film – voix off et Quatrième Symphonie de Brahms – sera remplacée par la voix d’un récitant en direct et l’alto avec les traitements en temps réel.
Cette nouvelle pièce pour alto et électronique en temps réel a-t-elle des liens avec votre récente Trame VI, pour alto et ensemble ?
La problématique est ici bien distincte. Dans Trame VI, l’écriture de l’alto était projetée dans l’ensemble situé autour, et je devais intégrer dans l’écriture les données sonores de l’alto par rapport au groupe. Dans Traces II, l’alto est le seul instrument. Il est donc envisagé très différemment. Juste avant cette œuvre, j’ai écrit une pièce pour violoncelle et électronique en temps réel, dans la série des Traces pour instrument solo et électronique. Entre les deux, il y aura sans doute des rapports : parfois, une pièce ne suffit pas pour achever d’exprimer certaines idées…
Comment concevez-vous le lien entre composition musicale et composition du film ?
Je pense qu’avec Buñuel, il n’est pas souhaitable, ni même recommandable, de coller à l’image. Je travaille à différents degrés de relation. La musique est assez indépendante du film, tout en suivant son montage dans ses grandes lignes. Il est très important d’être conscient du montage, sans nécessairement le suivre à la lettre. Entre l’image et la musique, il s’agit de contrepoint. Parfois, il faut savoir se retirer, marquer, prendre le contre-pied, être complémentaire, totalement indépendant ou parallèle. Il faut jouer avec tous ces éléments.
Il y a énormément de matériel dans un film. Que ce soit par sa forme (rythme du montage, durée et nombre de scènes qui le composent…), le contenu des images (composition des plans, ombres et lumières, cadrage, contenu psychologique), esthétique et poétique, ou son script (narration ou absence de narration, ou mélange des deux).
Tous ces éléments, comme bien d’autres, sont susceptibles d’engendrer, de suggérer la forme et la matière musicale. Les chemins que le compositeur peut emprunter pour « répondre » à un film sont aussi riches et variés. L’œuvre de Buñuel m’a beaucoup influencé, entre autres, par son traitement de la narration. De son premier film au dernier – celui-ci étant absolument fantastique de ce point de vue –, il y a des trouvailles qui ont toujours stimulé mon imagination. L’essentiel, dans l’écriture de ces partitions, est de trouver une poétique musicale qui épouse celle du film en évitant de la mimer.
Pourquoi avoir choisi ce sous-titre, “La cabra” ?
L’univers buñuélien est empli d’animaux, de charognes, d’insectes. J’ai intitulé Las siete vidas de un gato – Les sept vies d’un chat – la musique que j’ai composée pour Un chien andalou en 1996, et Le Scorpion celle que j’ai réalisée pour L’Âge d’Or, dont les toutes premières images sont extraites d’un documentaire sur le scorpion – symbole, peut-être, aux yeux du réalisateur, des mécanismes de la société : violente asociabilité, humeur venimeuse, agressivité mortelle… Dans Las Hurdes, à un moment donné, la voix du commentateur nous apprend que la seule viande que peuvent manger les habitants de cette région est celle des chèvres qui tombent parfois de la montagne. Au même moment, on voit la fumée d’un coup de fusil. On ne voit pas le fusil, mais on comprend que la chèvre n’est pas tombée par hasard… En donnant ce titre, Traces II (La cabra), j’ai voulu perpétuer cette thématique du « bestiaire » chez Buñuel  et aussi rendre hommage à cette pauvre chèvre qui a eu la malchance de passer à ce moment-là… tout en inscrivant cette composition dans la série des Traces que je consacre à un instrument soliste et dispositif électronique en temps réel.
Propos recueillis par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n° 25 – janvier-mars 2005