Theseus Game, entretien avec Harrison Birtwistle
EntretienHarrison Birtwistle a toujours conçu ses pièces instrumentales comme des drames pour musiciens. De Tragoedia (1965), œuvre d’une force violente et rituelle, au mystérieux hymne processionnel de Silbury Air (1977), de l’interaction entre solistes et ensemble qui est à la base de Secret Theatre (1984) à l’austérité retenue de Ritual Fragment (1990), Birtwistle a créé pour ses musiciens des situations aussi théâtrales que musicales. Mais, sur le plan de la complexité musicale et dramatique, toutes ces compositions semblent des préparatifs au labyrinthe de Theseus Game, son œuvre pour ensemble instrumental la plus vaste, la plus dense et la plus captivante, composée en 2002. À strictement parler, cette pièce n’est d’ailleurs pas écrite « pour en-semble », mais pour deux groupes (dont la formation varie au cours de l’œuvre) et deux chefs.
Harrison Birtwistle : « Il m’est arrivé, en composant certaines pièces, de me dire que les idées musicales avec lesquelles je travaillais s’exprimeraient bien plus facilement si j’avais deux chefs. Mais une fois qu’on a décidé d’utiliser deux chefs pour toute la pièce, on a des problèmes différents. »
Le compositeur n’exploite toutefois pas les possibilités de déplacement spatial qu’offrent les deux formations jouant ensemble. En réalité, les instrumentistes sont groupés sur scène, et chaque musicien a une relation étroite avec les deux chefs, obéissant tantôt à l’un et prenant tantôt ses repères rythmiques de l’autre. De quoi s’agit-il donc dans Theseus Game ?
H.B. : « Il s’agit d’indépendance. Theseus Game n’est pas une tentative pour écrire une pièce antiphonique. Avec les deux déroulements temporels, incarnés par les chefs, on peut rendre les strates musicales complètement indépendantes. Il s’agit également de ce qui se produit entre les deux niveaux. Lorsqu’on les ajoute l’un à l’autre, on obtient un phénomène composite qui est différent des deux. »
Au lieu que la relation entre les deux soit précisément coordonnée, les strates sont conçues pour avoir une vie rythmique flexible.
H.B. : « Si on pouvait noter les choses qui se passent vraiment dans l’exécution, ce serait très complexe. C’est comme deux trains qui vont au même endroit : l’un avance un peu plus vite et l’autre un peu plus lentement. La relation entre eux est donc libre. »
Jeu de l’œuvre plus complexe, en effet, que la partition, qui présente les deux déroulements, mais ne peut que faire allusion à la densité de l’interaction que les auditeurs entendront à l’exécution. Le drame de Theseus Game se situe aussi à un autre niveau : une ligne mélodique sinueuse jouée par les solistes de l’ensemble, un fil d’Ariane musical qui relie les trente-cinq minutes que dure la pièce.
H.B. : « C’est un autre niveau de liberté dans l’œuvre. Comme s’il y avait trois -niveaux – parfois quatre, avec les cuivres solistes qui jouent depuis le fond de la -scène, mais essentiellement trois. Parfois ces niveaux se rencontrent avant de s’éloigner de nouveau. »
Le résultat est une musique d’une énergie continue, protéiforme, toujours changeante, cherchant de nouvelles relations entre les musiciens. L’image du labyrinthe du Minotaure semble convenir si naturellement à l’expérience auditive de Theseus Game – avec les tours et détours infinis de la musique, et ses multiples niveaux reliés uniquement par la ligne mélodique au cœur de la texture – qu’on est surpris d’apprendre que le titre vint au compositeur alors qu’il avait déjà bien avancé la composition. L’idée du labyrinthe correspond également au fonctionnement temporel de la pièce.
H.B. : « Le parcours à travers un labyrinthe est circulaire plutôt que linéaire ; on revient sur ses pas, on aboutit à un cul-de-sac, et on s’en retourne. La pièce ne cesse elle aussi de revenir au même endroit. Ce qui signifie que la musique n’a pas de forme au sens de « forme linéaire ». Le temps se déplace de manière différente. C’est comme si la pièce entière était là d’un coup. Vous savez, si j’avais vraiment de la suite dans les idées, je devrais commencer une pièce dans laquelle on pourrait débuter n’importe où. »
Beaucoup d’aspects de Theseus Game sont communs à nombre d’œuvres de Birtwistle : la manière dont la musique crée un parcours à la fois définitif et ouvert, d’une temporalité non linéaire.
H.B. : « Peut-être que toute ma musique est comme cela. Peut-être que tout ce que j’ai dit de Theseus Game décrit tout ce que j’ai jamais fait. »
Mais l’échelle et l’irrésistible énergie de l’œuvre lui donnent une puissance unique : un labyrinthe musical qui attend de prendre au piège ses auditeurs.
Propos recueillis par Tom Service
Extrait d’Accents n° 25 – janvier-mars 2005
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