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Edgard Varèse : “Le destin de la musique est de conquérir la liberté”.

Grand Angle By Edgard Varèse, le 25/11/2024


Le 10 décembre, à la Philharmonie de Paris, l’Ensemble intercontemporain renforcé par l’Orchestre du Conservatoire de Paris, consacrera tout un concert à l’une des figures les plus révolutionnaires de l’histoire de la musique : Edgard Varèse. L’occasion de découvrir ce texte du compositeur sur sa conception de la création musicale, extrait d’une conférence de 1954. 

Aujourd’hui, on doit se rendre compte un peu partout, car je le répète depuis près d’un demi-siècle au risque d’importuner les gens, que mon but a toujours été la libération du son et d’ouvrir largement à la musique tout l’univers des sons. J’ai commencé très jeune à enfreindre les règles, conscient même alors qu’elles m’empêchaient d’accéder à ce monde merveilleux – cet univers en perpétuelle expansion. (…) On a parfois mal compris la lutte que j’ai menée pour la libération du son et pour le droit de me servir de n’importe quel son, comme s’il s’agissait là du désir de ravaler et même d’exclure la grande musique du passé. Pourtant, mes racines plongent dans cette musique. Si original ou différent qu’il paraisse, un compositeur n’a fait que greffer un petit peu de lui-même à la vieille plante. Mais il doit pouvoir le faire sans qu’on l’accuse de vouloir tuer la plante. Tout ce qu’il veut, c’est produire une fleur nouvelle.
Il importe peu qu’à première vue, certaines gens y voient un cactus au lieu d’une rose. Les maîtres du passé sont pour moi des confrères que je respecte et une longue et étroite amitié me lie à eux. Ils ne sont pas de saintes momies – en fait, ils vivent tous. Les règles qu’ils fabriquèrent à leur usage ne sont pas sacro-saintes. Elles ne sont pas non plus des lois éternelles. Lorsqu’on écoute la musique de Machaut, de Pérotin, Monteverdi, Bach ou Beethoven, nous nous rendons compte que nous sommes devant une matière vivante. Ils vivent dans le temps. Mais toute musique écrite, à la façon d’un autre siècle, est le fruit de la culture. Quelque souhaitable et confortable qu’une culture puisse être, un artiste ne doit pas se reposer en elle. (…)
À vingt ans, j’ai découvert une définition de la musique qui éclaira soudain mes tâtonnements vers une musique que je sentais possible. C’est celle de Hoene-Wroński, physicien, chimiste, musicologue et philosophe de la première moitié du XIXe siècle. Wronski a défini la musique comme étant « la corporification de l’intelligence qui est dans les sons ». Je trouvais là pour la première fois une conception de la musique parfaitement intelligible, à la fois nouvelle et stimulante.
Grâce à elle, sans doute, je commençai à concevoir la musique comme étant spatiale, comme de mouvants corps sonores dans l’espace, conception que je développai graduellement et fis mienne. J’ai compris très tôt qu’il me serait difficile ou impossible d’exprimer avec les moyens mis à ma disposition les idées qui me venaient. J’ai même commencé, dès cette époque, à caresser le projet d’affranchir la musique du système tempéré, de la délivrer des limitations imposées par les instruments en usage et par toutes ces années de mauvaises habitudes qu’on appelle, de façon erronée, la tradition. J’étudiai Helmholtz.
Les expériences avec des sirènes qu’il décrit dans sa Physiologie du son me fascinèrent. Moi-même, je me suis livré plus tard à de modestes expériences et je découvris que je pouvais obtenir de belles paraboles et hyperboles sonores, qui me semblaient analogues à celles que l’on trouve dans le monde comme instruments de musique dans deux de mes partitions : Amériques (pour grand orchestre ; 1924) et Ionisation (pour groupe de percussions, 1913). J’ai obtenu le même effet, mais cette fois grâce à un dispositif électronique, dans le Poème électronique (diagramme ci-dessous).

Je me rendis à Berlin en 1907. J’y vécus presque continuellement pendant les six années qui suivirent. J’eus le bonheur de me lier étroitement avec Ferruccio Busoni malgré notre grande différence d’âge et d’importance. J’avais lu son remarquable petit livre intitulé Une nouvelle esthétique musicale. Il y affirmait quelque part : « La musique est née libre et son destin est de conquérir la liberté. » Je fus étonné et bouleversé de trouver quelqu’un d’autre – et un musicien par surcroît – qui partageât cette conviction. Cela me donna le courage d’aller le voir avec mes idées et mes partitions (…). Je devins une sorte de Parsifal diabolique, à la recherche non pas du Saint Graal mais de la bombe qui ferait exploser le monde musical et y laisserait entrer tous les sons par la brèche, sons, qu’à l’époque – et parfois même aujourd’hui – on appelait bruits.
Nous discutions, entre autres propos révolutionnaires, de la nécessité de délivrer la musique du système tempéré et, en conséquence, du besoin d’instruments nouveaux. Plusieurs inventions électriques qui devaient révolutionner la musique firent leur apparition à cette époque. Bien entendu, elles ne firent rien de semblable. Cependant, j’ai compris, grâce à elles, que l’unique espoir d’obtenir des instruments capables d’émettre des sons nouveaux nécessitait une collaboration entre compositeurs et ingénieurs spécialisés. Ceci était bien avant que l’électronique ne fût découverte et précédait plus encore l’utilisation par les compositeurs de ces machines électroniques que l’industrie a inventées et réservées à son seul usage.

 

Amériques, Philharmonie de Paris, 2015

Ce n’est qu’en 1954 que j’eus, pour la première fois, l’occasion de travailler dans un studio d’électronique, invité par Pierre Schaeffer à mettre au point les rubans de Déserts au Studio d’Essai de la R.T.F. à Paris. Pendant la plus grande partie de mon existence, je me suis plutôt lié avec les peintres, les poètes, les architectes et les savants qu’avec les musiciens, quoique dans ma jeunesse, j’eus l’extraordinaire chance d’être parrainé et aidé par Debussy, Strauss, Mück, Mahler – même Massenet – et ainsi que je l’ai déjà mentionné, Busoni. Peut-être est-ce la raison pour laquelle mon point de vue a été si complètement différent de celui de la plupart des musiciens. Ou, inversement, puisque mes conceptions avaient fait de moi un intouchable, musicalement parlant, j’ai recherché (et rencontré) l’accueil et l’approbation chez ceux qui professaient d’autres arts. (…)

Nous parlions, en principe, le même langage malgré nos moyens d’expression différents. Récemment encore, il me fut donné de voir d’autres exemples de ce cheminement parallèle. Ainsi, on rapporte cette affirmation de Braque faite durant une interview : « Un tableau est terminé lorsque plus rien ne reste de l’idée première. » Et Picasso, interviewé lui aussi en juin dernier, déclarait à peu près la même chose : « On prend son bien où on le trouve… Vous commencez un tableau avec une certaine idée puis vous vous apercevez qu’il devient quelque chose de tout à fait autre. » Ceci remua chez moi de vagues souvenirs et, en fouillant mes papiers, je tombai sur un numéro de l’année mil neuf cent vingt-quatre de la revue Eolus. J’y écrivais : « L’impulsion peut venir d’une idée, d’une image, d’une phrase, de tout ce qui peut causer un choc, déclencher le courant émotif pour ainsi dire. Mais cet objet qui attire le musicien à l’extérieur de lui-même n’est qu’un prétexte ; il s’évanouira, éliminé à la fin par l’œuvre qui prend forme. »

Ionisation, Cité de la musique, 2012 

Les poètes et les peintres ont le plus souvent devancé les musiciens, convaincus que l’artisan finit par détrôner l’artiste si l’art se fige trop longtemps et si les règles deviennent absolues. Car, je me cite une fois de plus, « l’artisan ramène ses idées au niveau de ses outils tandis que l’artiste cherche de nouveaux moyens aptes à réaliser ses idées ». Les compositeurs d’aujourd’hui ont à leur disposition un moyen nouveau et inestimable et qui se révèle la clé d’un monde de sons inconnus. Nous ne nous contenterons pas, je l’espère, d’en faire des jeux de patience, d’être tout simplement les artisans de ces sons nouveaux. Nos exigences et nos besoins, en tant qu’artistes et créateurs, vont bien au-delà de ce que peuvent faire les machines électroniques en usage et doivent donner le branle à de nouvelles inventions de la part des ingénieurs avec lesquels nous collaborons. (…) Nous allons vers la simplification et la praticabilité qui faciliteront les réalisations créatrices. (…)
Parmi les nombreux pouvoirs dont l’électronique enrichit la composition musicale, la simultanéité métrique, du moins en ce qui me concerne, est l’un des plus précieux. Et comme ma musique s’appuie principalement sur le mouvement de masses sonores sans rapports entre elles, j’avais depuis toujours ressenti le besoin de les déplacer simultanément à des vitesses différentes et j’en escomptais l’effet. Or une telle chose est désormais possible.

Le dispositif électronique très complexe du pavillon Philips à l’exposition de Bruxelles l’a démontré de façon éclatante. Le pavillon était l’œuvre de Le Corbusier et le dispositif, conçu par la société hollandaise, assurait une projection spatiale multiple de ma musique. J’espère qu’un jour, chaque grande ville aura au moins une salle de concert ou de théâtre pourvue d’un dispositif analogue, et cela de façon permanente. Par ailleurs, il ne faudrait pas s’attendre à ce que ce nouveau moyen d’expression produise des miracles, même si nous lui devons beaucoup. La machine ne rend que ce que l’on veut bien y mettre. Les principes sont les mêmes, qu’un musicien écrive pour l’orchestre ou pour la bande magnétique. Les problèmes les plus difficiles demeurent : le rythme et la forme. Ce sont aussi les deux éléments de la musique qu’en général on comprend le plus mal.
 


Le destin de la musique est de conquérir la liberté

Remarques autobiographiques dédiées à la mémoire de Ferrucio Busoni.
Extrait d’une conférence donnée à l’Université de Princeton le 4 septembre 1959.
(Traduit de l’américain)
Varèse, E. (1959). Le destin de la musique est de conquérir la liberté. Liberté, 1(5), 276–283.

Photos (de haut en bas) : Portrait Edgard Varèse et diagramme du Poème électronique © Médiathèque/G.Mahler  ; Amériques, Philharmonie de Paris, 2015 © Anne-Elise Grosbois ; Ionisation, Cité de la musique, 2012 © EIC