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Berlin était une île…

L'invité.e By François Bon, le 21/03/2022

Depuis son premier livre, Sortie d’Usine, aux Éditions de Minuit en 1982, François Bon ne cesse de creuser un même sillon : celui d’une littérature ouverte, en constante recherche. Depuis les années 2000, il expérimente le théâtre et le film documentaire, ainsi que les ateliers d’écriture, tout en investissant le web, inventant infatigablement de nouveaux objets littéraires en ligne (tous renseignements sur son site Tiers Livre, tierslivre.net). Jouant lui-même de la guitare basse, François Bon entretient également d’étroites affinités avec la musique et les musiciens : parmi ses livres, on trouve ainsi une trilogie sur le rock (biographies des Rolling Stones, Dylan, Led Zeppelin), mais il se produit également sur scène avec des improvisateurs comme Dominique Pifarély, Vincent Segal ou Kasper T. Toeplitz. Il est « l’invité » de ce mois et convoque pour nous un souvenir musical inattendu qu’il restitue dans un texte au parti pris surprenant. 

 

Berlin était une île, une île avec un mur autour, deux ans après le mur craquerait mais pour nous, malgré les fissures, la division semblait déjà devenue éternelle et c’est même pour ça qu’en haut du Kurfürstendamm on était logé là, pas loin de la Schaubühne et quand au matin on revenait des cours ou de l’école on surplombait la salle, le plateau et sa machinerie ouverts pour aération, en contrebas de la rue, le théâtre aussi comme une île et là, tout en haut du Kurfürstendamm avec cette espèce de Cadillac plantée nez dans le béton moins comme statue qu’appartenance à une époque dont jamais on n’aurait supposé qu’elle puisse être révolue, comme le Kurfürstendamm aussi, avenue de prestige et maintenant infini boulevard de temps périmés depuis que la ville est redevenue une et le prestige reparti plus à l’est, il y avait donc Storkwinkel 12 cette maison relativement étroite et sans arrogance aucune (mais, à la nuit, dans les maisons voisines, ces lumières qui demeuraient allumées toutes la nuit avec une de ces vieilles dames veuves pour l’éternité), Storkwinkel une minuscule rue en coude pavée, l’épicerie à un bout le grand carrefour à l’autre, au rez-de-chaussée entresol juste comme partout les poubelles poussettes vélos, nous au deuxième étage, au troisième l’écrivain roumain Norman Manea et sa compagne, partis depuis pour une autre vie à New York et ce grand monsieur à la poitrine comme enfoncée et cette barbe qui signait immédiatement sinon un personnage droit sorti de Dostoievski (mais non, ses yeux avec juste une bienveillance) et qui – ses enfants plus grands que les nôtres – gardait dans le vestibule une sorte de caddy comme il y a à la sortie des supermarchés pour rapporter de l’épicerie à son rez-de-chaussée deux litres de lait et quelques légumes eux juste un demi-étage à monter : sans doute, à la Villa Médicis trois ans plus tôt les amis compositeurs m’avaient brusquement tiré avec eux dans un monde que je connaissais mal, je découvrais et le visage et la silhouette et la musique du prince Scelsi mais j’avais quand même des bases dans ces années-là je me gavais de violoncelle, c’était encore les platines tourne-disque et là pour Berlin juste un magnétophone à cassettes, de la musique recopiée sur cassettes, ce qu’on nommerait « CD » pour abréger disque compact ce serait cinq ans plus tard et pas avant, et même maintenant est-ce que c’est une manie une infirmité des œillères ou quoi mais j’ai cette affinité pour la musique des instruments à cordes, chaque quatuor un monde et peu importe ce vocable d’être contemporain ou pas mais cette prédilection pour les instruments à cordes joués seuls, je suis encore capable de prononcer des noms comme Bernd Alois Zimmerman ou Kristof Penderecki ou Benjamin Britten parce que c’étaient des œuvres pour violoncelle seul ou comme Dutilleux concerto (ô Baudelaire dans Tout un monde lointain) avec violoncelle devant, à Rome donc certainement un élargissement ou Berio Nono Ligeti non ce n’était pas déballer sa culture c’était vraiment comprendre des logiques entrer progressivement dans la matière mais non je n’avais jamais entendu parler d’Arvo Pärt et ç’avait même été une remarque de Joachim Sartorius alors directeur de ce Berliner Künstlerprogramm qui nous accueillait pour un an Vous devez bien sûr connaître Arvo Pärt puisque son français avait cette qualité diplomatique qui le rendait parfait et à une telle phrase jamais tu n’oserais dire non et puis maintenant tu faisais la jonction : ce monsieur à la fois si doux et lent, quand il revenait des courses avec son caddy ce devait être lui ce compositeur exilé que le Berliner Künstlerprogramm hébergeait et accueillait, nos deux appartements juste superposés dans la petite maison de Storkwinkel au 12 je crois, près Rathenau Platz en haut du Kurfürstendamm et le soir quand diminuait progressivement le bruit de la ville, et elle est longue, la nuit d’hiver à Berlin, avec les fenêtres allumées dans les maisons voisines là où marchaient ou lisaient ces veuves pour l’éternité, un piano répétait mais répétait comme obsessivement un même accord oh certes rien de dérangeant et même un accord qui devenait présence, un accord qui aurait pu devenir le son de la maison même puisque jamais ne changeant, lentement répété, toujours complexe, se renouvelant de lui-même en se rejouant lui-même et qu’est-ce qui poussait un homme (j’en avais voisiné, pourtant, et même à la Villa Médicis les instrumentistes venus jouer voire créer les œuvres inédites du prince Scelsi) à reprendre chaque soir et comme indéfiniment le même accord lentement renversé et qui semblait comme participer de la maison même et non de la silhouette – celle qui revenait de l’épicerie avec son caddy à roulettes parce que deux litres de lait et quelques légumes c’était trop lourd – dont la bienveillance était déjà devenue comme familière, cela commençait vers 21 heures et continuait jusque vers 23 heures, le même accord lentement recomposé, renversé et refait et c’est seulement d’une semaine sur l’autre que tu en venais à penser que peut-être quelque chose avait changé, quelque chose se cherchait qui n’était plus ce qui se cherchait la semaine précédente ou la semaine précédant la précédente mais tu le saurais comment, tu aurais pu l’analyser comment et la silhouette aux yeux bienveillants, alors que tu tenais la porte pour le laisser entrer vers son demi-étage avec son caddy aux deux bouteilles de lait et quelques légumes, dans un allemand bien net mais si précaire, et moi comment je parlais de même un allemand aussi idiomatique et grégaire je comprenais le mot verstören et que si la musique nous l’étage au-dessus le deuxième ça ne nous dérangeait pas, que si nous à l’étage au-dessus la musique ce n’était pas trop tard le soir, trop loin dans la nuit et moi repensant à cet accord infiniment rejoué et bien sûr la sonorité profonde d’un demi-queue ou d’un queue complet (mais je ne suis jamais entré, je ne sais pas quel piano lui avait loué Joachim Sartorius) disant que non, bien sûr non, n’osant pas ajouter in Gegenteil – donc au contraire, au contraire on le retrouvait comme un ami maintenant, peut-être, l’accord infiniment refait et puis on n’était pas du genre télévision ou musique de fond, on aimait lire et l’enfant qui attendait dans le ventre, cet hiver l’enfant dans le ventre on se disait qu’il écoutait lui aussi peut-être, le son de la maison comme une maison-ventre avec cet accord mais cet accord est-ce que c’était le même que celui de la semaine précédente et de la semaine précédant la précédente mais je n’avais pas assez d’allemand pour le lui demander, je crois que la semaine suivante ou en tout cas à quelques semaines de là c’est à Gidon Kremer que je tenais la porte ouverte (il venait d’enregistrer une suite des sonates de Bach mais sans aucun vibrato, les doigts sans jamais de vibrato et c’était un autre Bach qui soudain émergeait) et je me souviens comme ça m’avait quand même fait bizarre de tenir la porte ouverte là au rez-de-chaussée du Storkwinkel 12 pour Gidon Kremer, Gidon kremer sans ambiguïté mais est-ce qu’Arvo Pärt, dans ces années de Berlin encore une île était cette légende qu’il serait tout bientôt et d’ailleurs il déménagerait, lui, sa compagne et leurs deux enfants trouveraient leur propre maison, de grandes œuvres comme Fratres déjà composées pourtant mais que je ne découvrirais finalement qu’ensuite, une fois fini Berlin, de retour là en Vendée face mer mais avec l’ordinateur Atari tout neuf qui était aussi une découverte de Berlin j’écrivais, pendant un an j’écrirais sur Berlin et la musique d’Arvo Pärt présente mais Fratres depuis un enregistrement et non pas le piano dans la nuit : quoi lui répondre, que justement on avait appris à faire silence, que justement dès que levait le souffle de cet accord jamais on n’aurait osé rien troubler, qu’au contraire on s’en allait plus loin, tellement plus loin dans nos lectures ou à contempler aux fenêtres dans les maisons voisines la lumière allumée des veuves pour l’éternité, une autre fois là dans l’escalier du demi-étage notre aîné retour du Kindergarten sortant sa flûte à bec (pays où dès l’avant école maternelle on vous met des instruments de musique en main) et lui lançant fièrement mais en français moi aussi je joue de la musique et lui Arvo comprenant sans que j’aie à traduire et répondant gentiment en allemand tout simple mais c’était cela aussi cette maison : moi ce que j’aimais c’est le matin quand vers 10 heures il s’asseyait au piano et qu’infiniment c’était du Bach – jamais je ne réécoute quelque version que ce soit du Concerto italien sans que me reviennent ces heures du matin où le Concerto italien c’était pour lui comme un rituel, les gammes et parti, déconstruire le Concerto italien, démonter le Concerto italien, démultiplier et mettre comme en boucle le Concerto italien et puis l’après-midi puisque l’école en Allemagne finit tôt les leçons de ses deux fils alors tout gamins, je ne sais pas : huit, dix ans et ils sont devenus quoi, les deux fils d’Arvo Pärt et sa compagne (elle ne parlait pas allemand, on se saluait, on se souriait c’est tout), des leçons de piano et c’était comme on se sert d’un piano pour apprendre, le même piano des accords de la nuit pourtant, et des leçons de violon mais c’étaient des étudiants de musique qui venaient là les leur donner et c’était comme on apprend le violon mais dans ces apprentissages une joie, certainement une joie aussi ça c’était l’après-midi et puis même une autre fois, dans ce demi-étage toujours et je me souviens que je descendais alors qu’il montait, un très poli, mais excessivement poli so Sie spielen Cello et pourtant comme je prenais des précautions, comme j’avais installé ma machine à écrire Adler à marguerite si silencieuse (ma dernière machine à écrire avant l’Atari et ce qui s’ensuivrait de l’aventure numérique, un bouleversement, un bouleversement quand même) dans cette petite pièce rencognée tout derrière la cuisine donc à l’opposé du grand salon clair au piano, la petite pièce face aux fenêtres allumées toute la nuit des veuves pour l’éternité mais donc ça s’entendait quand même, comment je massacrais à la bruitiste ce violoncelle dont je n’aurais pu me séparer, mais qu’alors oui de plus en plus laissé accroché au mur et si je le lui avais dit jamais mais non jamais il n’aurait été d’accord : ya, ein Bischen, nur ein Bischen mais cela dit comme une excuse mais c’est peut-être là que commencerait pour moi la vraie bascule : les amis compositeurs compositrices alors croisées, les temps et écoutes partagées à la Villa Médicis est-ce qu’il y a eu croisement non jamais, l’expérience d’écoute telle qu’amorcée en amont par l’écoute voire presque obsessive d’instruments à cordes jouant seuls est-ce qu’elle aurait cessé non jamais, mais qui nous ouvrirait la porte sinon les improvisateurs – tu es dix ans plus tard, tu es quinze ans plus tard et dans ces heures renfermées que tu as appris aussi à partager, Dominique Pifarély, devant l’étui ouvert de son violon et dans la lumière blafarde des lampes de la loge, toute loge dans cette attente d’avant l’entrée plateau, et dimanche prochain ce sera même plus quinze ans plus tard mais bientôt vingt et ce qui se passera sur le plateau on n’en sait rien sauf que ma musique ce sera de dire le texte et que lui son aventure de langage (et il le partage avec d’autres auteurs, c’est son affaire comme moi Toeplitz ou Segal je le partage aussi avec d’autres musiciens mais c’est toujours aventure de cordes jouées seul) et dans cette loge Pifarély sans partition joue et rejoue Bach puis joue et rejoue Britten ou avance lui-même sur ces partitions où eux, les improvisateurs construisent leurs concerts et leurs enfermements avec disque et studio (je l’ai fait aussi) et les portes d’avec ce qu’on nomme musique contemporaine ne se sont plus jamais entrebâillées mais désormais, quand moi aussi j’entre sur le plateau et que l’expérience sera d’improviser le texte, comme ici ce matin j’ai improvisé cette phrase, une seule phrase et qui sera phrase sans retour, je sais que très loin, loin en arrière il y avait l’accord infiniment rejoué chaque soir et qui montait à travers le vaste plancher (elles sont grandes, les maisons allemandes, ça tient à l’hiver et à la nuit dans une ville comme Berlin, ça tenait à la ville comme une île et son mur tout autour, et comment au Philarmoniker ou ailleurs entre Anhalt et la si symbolique porte de Brandebourg dans cette année de mur on venait les écouter, les cordes seules) et se dire que quelque chose certes n’est pas réglé, mais que cette question du temps, de la répétition et du geste, et de transporter cela sur le plateau dans son surgissement même, la silhouette un peu voûtée, aux yeux bienveillants, poussant le caddy avec les deux bouteilles de lait et les quelques légumes pour les monter à son demi-étage, certainement il en savait quelque chose.