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Ecrire est un combat contre la musique.

L'invité.e By Tanguy Viel, le 13/09/2021

Si Tanguy Viel est bien connu en tant qu’écrivain – il a publié pas moins de huit romans aux Éditions de Minuit depuis 1998, dont Cinéma (1999), L’Absolue perfection du crime (2001), Paris-Brest (2009) ou le tout récent La fille qu’on appelle (2021), on sait moins qu’il a aussi collaboré avec le compositeur français Philippe Hurel pour l’opéra Les Pigeons d’argile (2015) et plus récemment pour Périple (2021). Il est l’invité de cette rentrée 2021-22. 

 

« L’acte de comprendre une proposition de langage est beaucoup plus apparenté que l’on ne croit à l’acte de comprendre un thème en musique » 1. Parmi les rares propositions de Wittgenstein dont il me semble saisir intuitivement le sens, il y a celle-là, symptôme de son temps, qui aura contribué parmi d’autres à orienter la conception du langage du côté de la prosodie. Ce ne sont pas les littérateurs modernes qui le contrediraient, dont il semble depuis Flaubert et Mallarmé que l’organe esthétique privilégié soit devenu l’oreille. C’est là un des grands axiomes poétiques des deux derniers siècles, que ce qui porte l’affect et double le sens est affaire de grain, de ton, de voix – de musique. Dedans se trouverait une vérité plus intime, plus originelle, plus cosmique, que sais-je encore ? J’ai grandi comme tout le monde sous le coup de cette intuition post-romantique : celle que la musique cousinerait plus volontiers que les autres arts avec la vérité, c’est-à-dire avec le fond des choses et de nous-mêmes. De fait, il m’a souvent semblé que ce qui présidait à l’écriture d’un livre était profondément musical – grondait, sourdait, tremblait et, pour parler comme Schopenhauer, « voulait ». L’écriture d’un livre commence quand affleure le mouvement encore tout pulsionnel d’une pensée à l’état de nerfs et qui, dans cet état même, porterait brûlante la puissance de ses devenirs. Or, c’est cet état lui-même qu’on dit musical, parce qu’encore non-verbal et déjà pulsatif, de sorte qu’on lui prête le secret plus intense d’un tempo véritable. Dans ces conditions, on peut comprendre que la musique, chevillée comme elle est dans le corps du langage, apparaisse à l’écrivain à la fois comme l’origine et l’horizon de son travail.

Pourtant, il existe un Rubicon qu’aucun écrivain n’a jamais tenu à franchir, sous peine de disqualifier son propre medium : que ce qu’il cherche à dire se dise vraiment mieux en musique qu’en phrase. Étrange asymptote qui nous fait tendre vers un horizon qu’on ne veut pas atteindre, dont même on cherche à fuir le cours trop tentant : voilà qu’à l’instant de rejoindre l’affect princeps qu’il sent bien l’avoir mû, l’écrivain s’attache à son mât et refuse le chant des sirènes. A croire que la musique lui est insuffisante – ou trop suffisante. A croire que nous n’avons pas un goût si effusif que nous voulions remuer le fond des sphères. Vient plutôt l’heure où nous éprouvons le besoin de rendre le mouvement des affects à l’ordinaire de ses incarnations : vient l’heure où nous avons besoin d’images. Non que la musique aussi ne porte à sa manière sa charge évocatrice mais, pour le dire en forme de proverbe : évocation n’est pas vision. Or l’écrivain est comme Saint-Thomas : il veut voir. Et la musique ne sait pas, à proprement parler, faire cela : faire voir. « L’esprit, écrit Horace dans son Art poétique, est moins touché par ce que lui souffle l’oreille / Que par ce que lui montrent les yeux, témoins fiables 2 .» Voilà donc que nous reculons devant la musique. Voilà que nous demandons figure véritable pour nos désirs et pour nos cris, pour nos appels et pour nos ravissements. Voilà que le souffle dompté d’un chant, le glissando d’une corde frottée, la syncope d’un rythme, rien ne porte assez de visage pour répondre à notre demande. En littérature, c’est comme ça, il faut que l’œil s’en mêle, qui rendra commensurable notre place sur terre. Nous voici plutôt peintres, ou cinéastes : le paysage se substitue à la mélodie, le personnage au premier violon, l’intrigue au champ des forces instrumentales.

L’écrivain n’est pas une baleine à bosse : son chant ne saurait parcourir sans frontière les profondeurs des océans. L’écrivain est un animal optique qui cherche dans l’œil le point de stabilité qui lui permettra de désigner son dehors et si possible le garantir en en partageant le sens. C’est pourquoi, quelque trouée qu’il y fasse, quelque chahut qu’il y provoque, il écrit dans la langue de tous, qui est la garantie du visible. Il use du vieux tissu de mots chargés de mille significations que certes, il se targue de dépoussiérer ou de secouer comme les colonnes du Temple, mais pour rien au monde il ne voudrait voir ledit Temple s’écrouler. Pour rien au monde il ne voudrait que la musique qui pourtant l’habite et le porte ne provoque ce raz-de-marée qui risquerait de mettre la mer du langage à l’envers. Même les tentatives les plus radicales d’un devenir-musique du texte usent encore du dictionnaire. Même Finnegan’s Wake ne fait pas de Joyce un joueur de flûte.

On en arriverait à dire que l’écrivain, qui plus est s’il n’est pas d’obédience joycienne, s’efforce de tempérer la musique par la stabilité reposante des images. On en arriverait à dire, pour le plaisir de la formule, qu’écrire est un combat contre la musique. Au milieu du gué, l’écrivain se bouche les oreilles et convoque les images muettes en leur demandant un instant de silence. Mais la musique est retorse, elle insiste et ne manque pas de revenir – elle est même exactement cela, une revenante, qui hante la langue et se glisse en elle jusque dans ses virgules. Et voilà que l’écrivain se rend compte que sans elle, il ne peut rien faire : l’image sans le son ne saurait se constituer. L’écrivain n’est pas peintre, encore moins photographe. Seule la syntaxe devenue musique composera l’image, lui donnera sa forme, son grain et sa tonalité. C’est par elle que tout s’anime et s’organise, c’est par elle que tout sonne. C’est pourquoi la syntaxe en littérature porte un autre nom, qui est le style. « Le style, écrivait encore Flaubert, est une manière absolue de voir les choses ». Ce qui serait une autre manière de dire : pour bien voir, il faut entendre. Pour bien voir, il faut musicaliser chaque ligne. Seul un agencement minutieux et nécessairement euphonique du langage (ou, à dessein, outrageusement non-euphonique) fera apparaître, à force d’ordre et d’agencement, de chutes et de vitesses, de virgules et de labiales, l’organisation d’un monde.

De l’expérience que j’ai pu en faire ces vingt dernières années, en écriture tout se résout presque toujours musicalement. Cela est tellement vrai qu’il me semble avoir compris certains compositeurs en écrivant, parce que soudain le monde que je voulais peindre, sa complexité ou sa teinte, m’obligeait à manier la langue selon une logique purement musicale. C’est en traversant des problèmes de rythme et de composition, à l’échelle d’une phrase ou d’un chapitre, que j’ai mieux perçu les éclats narratifs d’un Schumann, les tensions lyriques d’un Britten, les plaintes incessantes d’un Dowland, les obsessions d’un Bach, et jusqu’aux explorations forcenées d’un Lachenmann ou d’un Berio. Car voilà qu’enjambant l’effort de l’œil, la musique venue du grand lointain jette elle aussi son énergie dans le partage du sens, non plus selon les lois dionysiaques de son fond pulsionnel mais selon celles, apolliniennes, qui contribueront à façonner les figures. Image et son, de concert.

1. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, paragraphe 527,
Collection Bibliothèque de Philosophie, Gallimard

2. Horace, Art poétique, v.180-182.

Photos (de haut en bas) : © Patrice Normand / © Baudouin/Opale / Bridgeman Images