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Jean-Pierre Luminet : l’univers dans la salle de concert.

L'invité.e By Jean-Pierre Luminet, le 26/03/2021

Le deuxième « invité » de notre nouvelle rubrique du même nom, destinée à ouvrir l’horizon de la création musicale, est l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet. Ce spécialiste du cosmos n’est pas un inconnu dans l’univers musical contemporain, puisqu’il a participé à la réalisation de quelques grandes œuvres de ces dernières décennies, à commencer par Le Noir de l’Étoile de Gérard Grisey en 1990. Il revient sur une autre expérience marquante dans le domaine : sa collaboration avec le compositeur catalan Hèctor Parra, qui donna naissance à un projet hors norme : Inscape, en 2018.     

Fin 2014, le compositeur catalan Hèctor Parra (photo ci-dessous) et moi-même avons envisagé une riche collaboration aux fins de concevoir un voyage psychoacoustique à travers l’espace-temps courbé par la gravité d’un trou noir et distordu par le passage dans un « trou de ver ». Lors de nos séances de travail j’ai fait valoir que l’univers pouvait être perçu et décrit à trois échelles différentes, de la très petite (microcosme) à la très grande (macrocosme), en passant par l’échelle humaine intermédiaire (mésocosme). A charge pour le compositeur d’inviter l’auditeur à voyager à travers trois échelles équivalentes du domaine sonore. Ce grand projet a pris forme avec Inscape. D’une durée de 30 minutes, écrit pour ensemble instrumental de 16 solistes, grand orchestre symphonique et électronique en temps réel, son titre choisi par Hèctor évoque une façon de s’échapper (escape) à l’intérieur de l’espace (in space) en une sorte de fuite impossible. Expérience extrême d’un voyage psychoacoustique aux limites du monde connu pour plonger virtuellement dans un univers très au-delà de l’expérience sensorielle.

Entendre comment Hèctor avait incorporé dans sa pièce les concepts scientifiques que j’avais partagés avec lui a été une expérience à fort impact émotionnel. J’ai d’abord constaté comment la disposition des instrumentistes avait été minutieusement élaborée pour permettre aux différentes phalanges de dialoguer pendant le déroulement de l’œuvre et donner passagèrement l’illusion d’hologrammes acoustiques. Au centre, un ensemble de huit solistes (avec un traitement électronique élaboré par Hèctor en collaboration avec Thomas Goepfer) inscrit dans l’orchestre symphonique (non traité électroniquement) ; huit autres solistes sont disposés sur des balcons latéraux, en quatre couples symétriques associés par familles d’instruments : deux groupes de percussions et trombone et, plus loin du noyau central, deux groupes associant hautbois et trompette. Au total donc, six groupes d’instruments dispersés dans tout le volume de la salle.

À l’écoute j’ai ressenti une musique d’une densité extrême, d’essence incantatoire, passant constamment de l’intimité à l’immensité, alternant des séquences hautes en couleur entremêlant les échelles microscopique, macroscopique et mésoscopique. Au tout début, un solo de flûte ouvre une première fenêtre sur l’infini, métaphore d’une oasis de l’espace-temps où la vie et la conscience humaines sont possibles. Une mélodie de basson vient confirmer l’inspiration lyrique du compositeur. Progressivement, de plages en plages de plus en plus spectaculaires, la puissance croissante des instruments transforme la fragilité du début en énergie brute, propulsant l’auditeur vers des zones de haute énergie.

 

La compression spectrale et la spatialisation changent la perception de l’espace physique de la salle de concert, qui semble se dilater et se rétracter au rythme de profondes ondes gravitationnelles, activées par une électronique de plus en plus présente dont les sous-couches viennent texturer l’orchestre de matières granuleuses et autres chuintements stellaires. La séquence se conclut par une impressionnante cadence de contrebasse s’achevant en tempête cosmique. Il est temps alors de plonger dans l’horizon des événements du trou noir. Le système de spatialisation renforce l’illusion d’un vertige acoustique au moment où l’auditeur tombe dans le trou noir. On entend à maintes reprises des sons descendants et des engloutissements dans les graves exécutés par des glissandi de cordes et de vents, métaphores de la chute libre ou du glissement vers la mort en tentant malgré tout de s’accrocher à la vie. De manière générale, les passages d’Inscape liés à l’échelle mésoscopique et à l’holographie sont lisses et contemplatifs, par opposition aux moments plus intenses et dynamiques représentant les phénomènes astrophysiques violents. Les solistes créent des sortes de rugosités acoustiques sur fond instrumental satiné, permettant de ressentir pleinement le conflit entre forces physiques antagonistes.

 

 

En examinant la partition annotée par Hèctor pour les répétitions, j’ai constaté qu’il avait dessiné à la main quelques éléments supplémentaires qui aident à comprendre certains de ses transferts conceptuels. Par exemple, les solistes de la section représentant les ondes gravitationnelles doivent jouer des gestes très erratiques et « zigzagants » afin de produire un effet visuel chaotique et violent. Mais il est difficile, voire impossible, que le public puisse pleinement apprécier la façon dont le compositeur a exprimé musicalement la structure narrative.

C’est la raison pour laquelle à Barcelone (photo ci-dessous), j’avais été invité à dialoguer avec lui avant le début du concert pour fournir au public quelques clés de compréhension de l’œuvre, même si j’estime qu’une fois composée, la pièce se suffit à elle-même sans avoir besoin de l’explication scientifique sous-jacente : il ne s’agit pas d’un poème symphonique, dans lequel l’argument littéraire est essentiel, mais d’une œuvre immersive. Sans lecture de la note d’intention figurant dans les programmes, l’auditeur n’a aucune conscience qu’il va entreprendre un voyage psychoacoustique dans l’espace-temps d’un trou noir. Et peu importe ! La structure narrative sous-jacente vise non pas à être exprimée par la musique, mais à l’enrober d’un imaginaire. L’œuvre qui en résulte n’est en aucun cas une traduction linéaire de données scientifiques ; elle n’établit pas une équivalence entre une structure physique et une structure musicale, mais un parallélisme poétique. À la fin d’Inscape, après avoir survécu à l’expérience extrême du passage dans le trou de ver sans être broyé, le voyageur-auditeur est censé déboucher dans un univers « bébé ». Hèctor a donc imaginé son équivalent musical dans une brève – et assez imperceptible – séquence au cours de laquelle six paires d’instruments, répartis dans la salle, jouent en miroir les mêmes notes légèrement décalées : « il faut les coller deux par deux, avec une différence de phase en plus », a-t-il expliqué en souriant. C’est ainsi qu’un modèle cosmologique « d’espace dodécaédrique chiffonné » que j’avais conçu en 2003 a pu, grâce au génie d’Hèctor Parra, être exploré par la musique à l’état pur. La recherche scientifique ne cesse de nous confronter à nos propres limites. Mais n’est-ce pas justement le propre de la création artistique que de nous élever au-dessus de cette condition ?

 

 

Photos (de haut en bas) : © Patrick Batard/ABACAPRESS.COM / © Joan Braun / autres photos DR