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« Un Engagement total ». Entretien avec Yann Robin, compositeur et Nicolas Crosse, contrebassiste.

Entretien By Jéremie Szpirglas, le 30/01/2020

Le 7 février à la Cité de la musique, Nicolas Crosse sera soliste dans Triades de Yann Robin pour contrebasse, ensemble et électronique. C’est le cinquième volet d’un cycle qui comprenait jusqu’ici Asymétriades, Symétriades, Symétriades / Extension et Myst. Rencontre avec le compositeur et son interprète, duo inséparable et détonnant…

Yann, pourquoi ce besoin d’un cycle (qui rappelle celui d’Art of Metal créé avec Alain Billard et sa clarinette contrebasse métal) ?

À l’origine, exactement comme avec Alain Billard en effet, il y a un vrai désir de travailler ensemble, avec Nicolas Crosse, autour de son instrument. D’abord avec électronique puis avec ensemble. Je me suis toutefois rendu compte que ces premières pièces ne nous suffisaient pas pour véritablement approfondir le sujet : approfondir exige d’investir du temps avec l’instrumentiste. Par exemple, la composition de la deuxième pièce permet de reconsidérer et de recontextualiser un matériau extrait de la première, et de l’amener dans une direction différente. En d’autres termes, en passant la première pièce par le filtre de la deuxième, on donne naissance à la troisième… Comme Art of Metal 3, Triades peut donc être vue comme un condensé ou une « synthèse / extension » des précédents volets — mais pas seulement.

Nicolas Crosse : Yann est l’une des personnalités les plus importantes dans ma carrière de musicien — et même avant que j’intègre l’EIC. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de créer un concerto pour contrebasse, et c’est un honneur ! D’autant plus que les pièces que nous avons faites ensemble deviennent pour moi des œuvres majeures du répertoire ; sa vision de l’instrument, sa manière de l’architecturer est unique. J’ai hâte de voir mes élèves au CNSM s’y plonger.

Les titres du cycle font référence aux formations monstrueuses qui peuplent la surface de la planète Solaris, dans le roman de Stanislav Lem : pourquoi ?

Y.R. : La poétique du cycle est venue au cours de la composition. Le passage consacré à ces créatures fabuleuses générées par Solaris, et dotées d’une activité phénoménale et de dynamismes prodigieux dépassant tout ce que l’esprit humain peut imaginer, est le plus dynamique du roman, et ces descriptions trouvaient un très grand écho en moi, ainsi que dans le travail que nous faisions avec Nicolas.

 

Voilà plus de quinze ans que vous vous côtoyez. Y a-t-il encore des surprises, de la nouveauté ?

Y.R. : Évidemment. Par exemple, lorsqu’on a enregistré la partie soliste de Triades, afin de pouvoir expérimenter dessus la partie électronique, Nicolas s’est arrêté un moment et nous a dit : « Tiens, ce geste, je crois que je ne l’avais jamais fait ! » C’était un trille en glissendo, en écrasant l’archet.

N.C. : Yann ne travaille pas que pour la contrebasse, mais aussi pour tous les autres instruments à cordes. Et si, auparavant, il réservait certains sons, certains gestes, à certains instruments (violon, alto, etc.), aujourd’hui, il est arrivé à une forme synthétique de ces gestes, qui lui permet de les appliquer à tous les instruments indistinctement. Ce qui m’oblige évidemment à adapter ces gestes à la taille et aux qualités acoustiques propres à la contrebasse…

Y.R. : Cela étant dit, ça ne l’a pas du tout dérangé. Nicolas a tellement intégré mon univers et mon imaginaire, qu’il n’y a presque plus besoin d’en parler. Au reste, mon imaginaire s’est développé grâce à lui et à quelques autres instrumentistes avec lesquels je collabore sur le long terme. Sans eux, ma musique ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Pareil pour Robin Meier qui programme l’électronique avec moi depuis bien longtemps. S’agissant de Triades, je peux même dire que nous sommes tous les trois impliqués dans le processus de création. Ce qui veut dire que, lorsqu’on travaille la pièce avec Nicolas, on parle choix d’interprétations, poids, phrasé, agogiques et dynamiques — bref, on parle musique. Jamais matériau ou technique. C’est passionnant parce qu’on se chante les choses, on les conduit, on va jusque dans le moindre petit détail. C’est le bonheur !

N.C. : On a en effet battu ensemble tous les sentiers de l’exploitation de l’instrument. Aujourd’hui, quand il me demande un type de son, je sais comment le faire. On ne parle plus de hauteurs ou de sons définis, mais de travail de la matière. Et, ce qui est plus important encore, son écriture, très graphique, est très éloquente et tombe toujours juste. Ce qui est essentiel si l’on veut pouvoir faire vivre ces pièces de manière autonome, sans avoir besoin du compositeur ou de son créateur

L’interprétation d’une œuvre de Yann Robin exige une énergie phénoménale : qu’est-ce que cela représente physiquement ?

Y.R. : Une petite anecdote : la première fois que j’ai entendu Nicolas en concert, c’était au Conservatoire où nous étions tous deux étudiants, et il jouait une pièce revêtu d’une véritable armure, à la demande du compositeur. Son engagement et son énergie m’ont littéralement bluffé.

N.C. : J’avais 25 ans, et l’armure pesait 12 kg : c’était terrible, mais je m’étais mis au défi. Je suis sorti de là, j’étais épuisé… Mais cette dimension physique dans le rapport à l’instrument, cette énergie sauvage, voire bestiale, me plait beaucoup dans la musique de Yann, même si cela fait partie des grands enjeux de l’interprétation : il faut savoir gérer son énergie, autant du point de vue musculaire que de l’endurance. Car l’engagement physique est total. Dans le déroulé de Triades par exemple, j’ai dû trouver des moments de respiration pour récupérer très vite et repartir au combat. Même le travail en amont est compliqué : il ne faut surtout pas tout donner dès le début. Mais au contraire donner de plus en plus, en crescendo, de répétition en répétition, jusqu’au moment du concert.

 

 

Photos (de haut en bas) : © Franck Ferville / autres photos © EIC