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Olga Neuwirth : À Pierre Boulez.

Portrait By Olga Neuwirth, le 24/03/2015

Olga Neuwirth / Photo 2011
A l’occasion des 90 ans de Pierre Boulez, la compositrice Olga Neuwirth nous a proposé de publier un texte qu’elle avait écrit pour les 85 ans du compositeur et chef d’orchestre. Elle nous livre un beau témoignage sur l’artiste et l’homme. 
Lorsque j’étais étudiante à Vienne, j’allais régulièrement emprunter aux éditions Universal des partitions que l’on ne trouvait plus à l’Académie de Musique et sur lesquelles je voulais travailler. Un jour, j’ai eu la joie d’y trouver un exemplaire manuscrit de la partition de « Répons » de Pierre Boulez. À l’époque, en 1993, je m’intéressais particulièrement à l’interaction entre les musiciens ou ensembles et l’électronique live. Je voulais savoir comment lui, le Maestro, gérait cet échange. J’ai décrit dans mon « Journal de travail vénitien » ma rencontre avec Boulez, quelques années plus tard à Paris.
Nous nous sommes revus ensuite chez lui, à Baden-Baden. Il est venu me chercher lui-même à la gare, ce que j’avais trouvé étonnant. Arrivés chez lui, nous avons eu un premier échange amusant alors que j’admirais de vieux sapins de son jardin et qu’il me répondit en souriant que c’était lui qui les avait plantés, et qu’ils avaient presque le même âge que lui. J’ai rougi, et nous sommes vite passés à la façon dont je concevais l’exécution des parties de cithare désaccordée par deux percussionnistes, dans la pièce que j’avais écrite pour son 75ème anniversaire.
Aujourd’hui encore, j’adore sa curiosité et la façon dont il peut, sans déchoir ni prendre l’air agacé, reconnaître qu’il ne sait pas quelque chose. Pendant qu’il examinait ma partition, je me décomposais presque de nervosité, mais bientôt nous nous sommes mis à parler gaiement de « Brevets d’invention », un livre que j’aime particulièrement et que j’avais remarqué dans sa bibliothèque, parce que j’ai l’habitude d’observer attentivement les lieux où je me trouve. Cette discussion légère et ironique sur les inventions utopiques ou délirantes a mis fin à l’envoûtement : je n’avais plus peur de lui.
Il m’a reconduite à la gare et mon train s’est mis en route… vers un no man’s land allemand. Il s’était trompé de direction et traversait, quelque part, une forêt enneigée (et romantique). Pour moi, c’était comme une métaphore de ma pensée, ou de la sienne, ou de la nôtre : l’idée que le processus d’écrire, de composer, de faire de la musique ne peut pas servir à rectifier les « déviations ». On se retrouve toujours en terre inconnue.
Je me souviens en particulier d’un agréable dîner, sans prétention (en 2002 à Lucerne, avec Betty Freeman), au cours duquel il m’a fait part, entre autres, de son grand intérêt pour la linguistique et les autres langues. J’aime sa capacité de s’enthousiasmer, si rare aujourd’hui. Je pourrais l’écouter pendant des heures. Ils ne sont pas nombreux aujourd’hui, ceux qui savent parler avec finesse et profondeur de ce qui les émeut, ou partager généreusement leurs connaissances sans en tirer vanité.
Le 4 février 2000, alors que je saluais le public à la fin de l’exécution de ma pièce, portant un brassard noir de « deuil », nous avons vécu un moment burlesque qui a échappé à la salle. C’était le jour de la proclamation de la nouvelle coalition gouvernementale de droite, et j’avais fait un petit discours devant l’opéra de Vienne la veille. J’avais préparé quelque chose de court que je voulais adresser à la salle bondée. Il m’en a empêchée, au motif que cela aurait été déloyal pour l’orchestre. Nous devions saluer, sortir, et j’étais là sur scène, déchirée entre parler et me taire. Sitôt en coulisses, nous avons continué à nous chamailler, mais avons dû nous interrompre pour retourner saluer. Et ainsi de suite, plusieurs fois, jusqu’à ce que je renonce avec le sourire.
Il se conduisait comme cela avec moi sur scène parce que je n’aime pas être « là-haut » pendant les applaudissements. Cela me gêne énormément. Comment maîtriser le comportement de quelqu’un en proie aux doutes et dévoré d’anxiété ? Il me tenait fermement par la main pour m’empêcher de m’échapper, me plaçait sur l’estrade du chef d’orchestre, coincée par la rambarde. Beaucoup d’autres chefs et musiciens m’ont fait la leçon à ce sujet, m’ont longuement sermonnée et dit que je me faisais du tort en me conduisant ainsi. Pas lui : ce qu’il a fait, il l’a fait discrètement, avec bienveillance et humour. Il n’a pas besoin de donner des leçons.
Pour montrer à quel point nous sommes différents, voici ce qui s’est passé lors d’une interview que nous avons donnée ensemble à la radio à Lucerne : à l’éternelle question « Qu’emporteriez-vous sur une île déserte », Boulez s’est contenté de répondre : « Rien, j’ai tout dans la tête ». Et moi : « J’emporterais tout ce que je pourrais, tant j’ai de mal à me décider. » Boulez peut échapper à la normalité inscrite dans le marbre, à la norme, franchir les frontières jusqu’aux rivages vierges de l’utopie et s’évader vers son île parce qu’il n’emporte aucun lest. Et s’il est chargé de quelque chose, alors c’est seulement dans sa tête. Moi, je crains de ne pas arriver jusqu’à cette île, même en ramant à en perdre l’esprit contre le poids des choses, et de finir par faire naufrage sur des hauts-fonds.
Ce qui m’impressionne, c’est sa clarté, son calme et son « bon sens », mais je crois qu’il ne s’agit pas seulement de raison car le plus souvent, la raison dessèche le monde. Le grand but de la rationalisation, c’est d’éliminer la différence par des généralisations. Il est évident que le discours scientifique suit une logique algébrique interne, dans laquelle les symboles remplacent les termes sans équivoque. On se reportera à cet égard aux éloquents textes théoriques de Boulez sur la musique et la composition. Chez lui, décrire l’indescriptible libère l’âme poétique. Il sait que le réaliste vigilant et le scientifique doivent aussi être des rêveurs, que les symboles (musicaux) sont par nature ambigus et passent sans cesse d’un état à un autre. Il travaille résolument à un « travail d’assèchement » des marécages culturels, mais pas au point d’atteindre la « terre ferme » de la raison pure, comme on s’en rend compte en particulier dans « Répons », pièce d’une topographie récalcitrante et faite de tourbillons de mers agitées, comme on le voit aussi dans la partition. Tout reste en mouvement, même si la transformation n’est pas tout de suite évidente, divergences et turbulences ne sont pas éliminées. Pour moi, en dépit d’un matériau pensé avec la plus grande précision rationnelle, il y a un flux universel et la conscience que l’on ne peut pas simplement assécher les sources de la mémoire (et de la tradition). La musique et l’écriture ne peuvent pas se réduire à l’instrument d’une communication rationnelle. Jamais Boulez, lorsqu’il compose, n’élimine la dimension poétique de la musique et de la langue, qui lui permettent de passer d’une idée à une autre. Jamais il ne la refoule. Par un mouvement perpétuel, une poésie de la fluidité qui se compose de nombreux micro-passages, dangereux et imprévisibles, par tout cela il suscite une sorte de stabilité, partagée par la mise en espace du temps et la mise en temps de l’espace. Le but pour lui, me semble-t-il, n’est pas d’arriver quelque part mais de créer ses conditions d’existence (et de composition) où que l’on se trouve. Ce n’est pas un sens linéaire du temps, mais plutôt une attitude « encore et toujours prêt » (« Immer-Noch-Nicht ») . La froide main du temps est de toute façon partout, mais fond comme par miracle, pendant un bref instant, dans ses compositions.
Je trouve admirable cette manière de se déplacer constamment sur le fil du rasoir, entre éveil et rêve.
Et je lui suis à jamais reconnaissante d’avoir répondu à ma requête et de m’avoir accordé sa protection de chef vis-à-vis du Philharmonique de Vienne. Il est pour moi une autorité exemplaire, une autorité naturelle sans postures ni arrogance, mais doté d’une ironie toute en finesse. Et qui sait toujours percevoir les libertés possibles.
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Extrait de Pensieri per Pierre Boulez – Éditions Duilio et Sylvia Courir
Photo : Olga Neuwirth (c) Marion Kalter