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Arnold Schönberg : Symphonie de chambre n°1 , opus 9

Éclairage By Laure Gauthier, le 23/10/2013


Voyage aux confins de la tonalité (1905-1908)
Les années 1905 à 1908 constituent une charnière dans l’œuvre d’Arnold Schönberg. Après avoir composé des œuvres orchestrales amples, notamment les premières esquisses des Gurre – Lieder pour voix et orchestre (l’orchestration, achevée en 1911, en fut commencée entre 1901 et 1903), et le poème symphonique Pelléas et Mélisande, op. 5 (1902-1903), le compositeur fait appel à des formations plus réduites : le Quatuor à cordes n°1, op. 7 (1905), la Symphonie de chambre, op. 9 (1906) et le Quatuor à cordes n°2, op. 10 (1908). Du point de vue musical et esthétique, les deux quatuors, ainsi que la Symphonie de chambre apparaissent comme une sorte d’épure qui rassemble les acquis de la période précédente, encore nimbée de post-romantisme, tout en contenant en germe le renouveau « atonal » dont elles constituent en quelque sorte le préambule.
 
Le caractère résolument novateur de la Symphonie de chambre apparaît à partir de quelques caractéristiques manifestes : brièveté d’exécution, quelque vingt minutes sans coupures, un effectif réduit à quinze instruments (quintette, petite harmonie, cors), représentant la nomenclature d’un orchestre de chambre : Schönberg conserve ainsi la variété harmonique et timbrale de celui-ci tout en divisant par trois le nombre d’instrumentistes. Si l’on reconnaît dans la Symphonie de chambre cinq moments distincts, Schönberg a fusionné les parties en un seul mouvement. Le compositeur viennois a alors l’ambition de réorganiser le matériau sonore, non pas seulement en fonction d’un découpage formel imposé par la tradition, mais autour d’une idée musicale qui doit unifier l’œuvre. Pour ouvrir un nouveau champ des possibles à la musique de son temps, Schönberg cherche également des solutions dans le passé : ainsi reconnaît-il avoir trouvé dans la Symphonie n°3 de Beethoven, Eroica, un modèle, notamment quant à l’unité thématique qui unit les quatre mouvements de son premier quatuor : « J’ai trouvé dans la Symphonie Héroïque la solution à mes problèmes : comment éviter la monotonie et les passages à vide, comment produire de la diversité à partir de l’unité, comment créer de nouvelles formes à partir du matériau de base (…) » (cité d’après : Die Streichquartette der Wiener Schule. Schoenberg, Berg, Webern. Eine Dokumentation, ed. Ursula von Rauchhaupt, Hamburg, 1971, p. 40, traduction L.G.).

Certes, le Premier quatuor en ré mineur, la Symphonie de chambre et le Deuxième quatuor en fa dièse mineur font encore référence à une tonalité principale, mais le compositeur y radicalise l’altération des accords conventionnels, en émancipant davantage qu’auparavant le matériau musical de sa « base » tonale, poussant d’ailleurs Webern à parler alors de « détachement » (« Aufgelöstheit »), d’un abandon progressif des repères tonaux (Anton Webern, in : Rheinische Musik- und Theaterzeitung, Köln, 17. Febuar 1912, p. 100). En faisant trembler la base tonale plus radicalement encore que ceux qui l’ont précédé dans cette voie, on pense à Richard Strauss ou à Gustav Mahler, Schönberg cherchait avant tout de nouvelles façons d’agencer le matériau sonore et de le mettre en mouvement, notamment en renforçant les liens entre mélodie et harmonie. En créant des instabilités dans l’organisation verticale de la partition, le compositeur fait progresser la mélodie, de tension en tension.

Le « Cas Schönberg »
Même si l’œuvre de Schönberg a toujours été accueillie froidement et a très tôt fait polémique, l’on assiste à partir de 1905 à une détérioration des relations qu’il entretient avec les critiques musicaux, notamment ceux de sa patrie, Vienne, les avancées stylistiques du Premier quatuor et plus encore celles de la Symphonie de chambre donnant lieu à une avalanche de critiques et de scandales publics. Sa musique était alors en passe de devenir synonyme de dégénérescence (« Entartung »). La création de la Symphonie de chambre qui eut lieu le 8 février 1907 à Vienne par le Quatuor Rosé, avec l’ensemble à vents de l’orchestre philharmonique de Vienne, ne fit que mettre le feu aux poudres. L’ouverture de l’œuvre sur un motif de quarte ascendant, joué fortissimo par le cor, est alors considéré comme un sifflé strident, aussitôt moqué dans la presse pour n’être que du bruit. Plus généralement, cette musique, qui fait voler en éclat la forme traditionnelle, est perçue dans la presse comme étant le reflet d’une société décadente : le 7 mars 1907, le célèbre journal viennois, l’Illustriertes Wiener Extrablatt, publie un article du critique Liebstöckl qui porte le titre « Le Cas Schönberg » (« Der Fall Schönberg »), tandis que le 8 mars, c’est David Josef Bach qui signe un article « Der Fall Schönberg », cette fois dans le Arbeiter Zeitung. En écho au « Cas Wagner », ce compositeur que l’on avait accusé de rendre la musique malade, la musique de Schönberg est perçue comme un phénomène de décadence à la fois sociale et morale. Tandis que certaines attaques comportent des accents qui seront ceux des critiques antisémites ultérieures, d’autres, comme celle de Victor Lederer, qui mourut en 1944 à Auschwitz, voit dans la musique de l’opus 9, l’expression sonore d’une société libérale, corrompue par l’individualisme propre à la démocratie. Dans un article des Musikliterarische Blätter en date du 28. 02. 1907, le chroniqueur se moque du jeu solo des quinze instrumentistes de la Symphonie, car il y voit, en fait de liberté, une anarchie qui, conduit, dit-il « à la discorde des sons comme de l’esprit » avant de conclure : « Vois, cher public, cette symphonie est ton portrait » (in : Esteban Buch, Le Cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Paris, Gallimard, 2006, p. 145-6).

Ce torrent de protestations, tout comme celui qui entoura la création du Deuxième quatuor dans la célèbre salle Bösendorfer, le 21 décembre 1908, blessa certes profondément le compositeur, mais ne fit par ailleurs que le confirmer dans le fait qu’il venait de toucher là à un ordre musical et moral établi qu’il convenait de dépasser, un ordre que justifiait en 1906 Heinrich Schenker dans son Traité d’harmonie. Schenker y désigne la tonalité fondamentale comme l’expression d’un ordre naturel supérieur et, dans cette logique, il considère qu’il est un « devoir moral » (« eine moralische Pflicht ») de la respecter ( Heinrich Schenker, Neue musikalische Theorien und Phantasien, Bd 1, Harmonielehre, Stuttgart et Berlin, Cotta, 1906, p. 382, 392). En se rendant aux confins de la tonalité, Schönberg avait osé mettre en question un ordre fondamental et mener son auditeur à une frontière qu’il allait bientôt se décider à franchir, passant outre les résistances de ses contemporains.
Ce qui marque la période de création des opus 7 à 10, c’est aussi la sombre concomitance entre la conscience d’être arrivé au terme d’un univers musical et celle d’être parvenu au terme d’un amour. Lorsqu’il achève la composition de la Symphonie de Chambre, en juillet 1906, Schönberg et Mathilde, sa femme, attendent un enfant, Georg, qui naîtra le 22 septembre, mais des tensions entre les époux se font sentir qui éclateront l’été suivant, lors de la composition du deuxième mouvement du Deuxième Quatuor à cordes. C’est alors que Mathilde, avant de se raviser, quitta son mari et ses deux enfants pour rejoindre son amant, le peintre Richard Gerstl, qui était au demeurant un ami de Schönberg. Mais si les vers de Stefan George qui viennent clore le quatuor font indéniablement écho à cette souffrance – « Profonde est la tristesse qui m’entoure » (Litanie) -, ils ont une portée plus générale et la douleur particulière de Schönberg ne semble alors qu’un moteur supplémentaire pour entreprendre ce voyage qui doit mener par-delà les frontières de la tonalité.

Analyse de l’œuvre
La Symphonie de chambre a été composée entre le 21 avril 1905, date des premières esquisses, et le 25 juillet 1906. Par la suite, l’œuvre a été diversement retranscrite, tant en augmentation qu’en diminution : Schönberg en réalise une transcription pour piano à quatre mains (1923), et l’adapte pour orchestre symphonique successivement en 1922 et en 1935 (opus 9b). L’opus 9 fera l’objet d’un intérêt particulier de la part des premiers élèves de Schönberg : Berg en propose en 1914 un arrangement pour deux pianos ; Webern, en 1923, en fera un arrangement pour flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano (permettant ainsi une exécution par les mêmes instrumentistes que le Pierrot lunaire), ou pour piano et quatuor à cordes.
L’opus 9 offre une synthèse entre la forme symphonique, caractérisée par la variété des jeux entre pupitres, et l’esprit de la musique de chambre, la formation comportant uniquement 15 instruments, 8 vents, 2 cuivres et 5 cordes, qui jouent en solo. En réduisant l’effectif, le compositeur y concentre les effets et interroge autrement le matériau musical. La réduction à 15 instruments n’altère néanmoins que peu les lignes d’instruments ; et l’on se retrouve finalement dans une distribution assez classique, celle du quatuor à cordes et du quintette à vent. Si le dispositif semble « classique », en revanche la disposition des pupitres dans l’espace prouve à quel point Schönberg a eu à cœur de renforcer le caractère soliste de chaque instrument. Plutôt que de respecter un ordre de placement traditionnel, alignant sur la première ligne les flûtes et les hautbois, sur une deuxième clarinettes et bassons, puis sur une troisième les cuivres, le compositeur place « les cordes en première rangée, les bois en deuxième, les cors dans le fond, les basses (…) en un seul groupe. Tous sur le même plan de sorte que les instruments à vent ne seront pas placés plus haut pour ne pas couvrir les cordes. » (Schönberg, Kammersymphonie für 15 Solo-Instrumente, op. 9, Partitur, UE 7147, Universal Edition).

Bien que laissant apercevoir une répartition en cinq temps, l’œuvre est mue par un mouvement ininterrompu et une unité thématique qui confère à l’œuvre son homogénéité. Alban Berg, dans l’analyse qu’il a faite de l’œuvre en 1918 (Alban Berg, « Kammersymphoniefür 15 Solo-Instrumente von A. Schönberg, op. 9. Kurzethematische Analyse », in : Alban Berg, SämtlicheWerke, III, 1. Analysen musikalischerWerke, vorgelegt von Rudolf Stephan und Regina Busch, Wien, Universaledition, 1994, p. 122-130), a montré que Schönberg a conservé dans trois des cinq parties de l’œuvre les moments constituant traditionnellement la forme sonate : I (n° 1 à 37) correspond à l’exposition, III (n° 46 à 77) au développement et V (n° 110-fin) à la réexposition, tandis que les parties paires, II (n°38-46) et IV (n°77 à 109), s’inscrivent dans la tradition du quatuor telle qu’elle est définie depuis Haydn  et correspondent respectivement à un scherzo et à un mouvement lent.

À la différence du poème symphonique Pelléas et Mélisande (op. 5), dans lequel Schönberg fait pour la première fois appel à des accords de quarte, mais de façon isolée, les harmonies de quarte constituent dans l’opus 9, la structure profonde de l’œuvre. En proposant des superpositions de quartes, il n’a pas pour dessein premier de renouveler la couleur, en créant une sorte de suspension tonale impressionniste, comme ont pu le faire d’autres avant lui, notamment Debussy, dont il affirme n’avoir alors pas entendu la musique. (Arnold Schönberg, Harmonielehre, 3. éd., Vienne, Universal, 1922, p. 483). Dans ce traité, le compositeur viennois dira d’ailleurs que chez lui, et plus particulièrement dans la Symphonie de chambre, les quartes ne seraient pas strictement mélodiques, à la différence de leur usage chez Debussy, Scriabine ou même Dukas, mais toucheraient à la construction harmonique de l’œuvre (Arnold Schönberg, op. cit., p. 482-484). La Symphonie de chambre émancipe l’intervalle de quarte de ses fonctions tonales et le libère pour en faire un matériau sonore à part entière. Schönberg en effet n’offre pas de résolution à ses accords de quarte, comme on peut le constater, par exemple à la mesure 5, mais aussi à la mesure 140 (quartes aux harmoniques flutées), ou encore à la mesure 368 (quartes à la contrebasse), et à la mesure 472 (cors). Le célèbre motif des quartes ascendantes de la mesure 5, joués à découvert par le cor – et qui restera célèbre chez les admirateurs de Schönberg, à l’instar de l’appel du cor de Siegfried pour les wagnériens – participe à créer un mouvement ininterrompu et homogène. C’est pourquoi Schönberg dit des accords de quarte de l’opus 9, et notamment du célèbre motif de cor (Schönberg parle ici de « thème du cor »), qu’ils architecturent l’œuvre et «  (…) donnent à tout ce qui se passe son empreinte » (A. Schönberg, Harmonielehre, op. cit., p. 484).
Mais la Symphonie n’est pas par ailleurs, sans rappeler par instant d’autres compositeurs français de l’époque et notamment Debussy ; car Schönberg fait un usage particulier des séries de tons entiers qui créent ainsi une sonorité dépolarisée. La Symphonie de chambre apparaît donc comme une œuvre charnière : le compositeur y rassemble certains acquis de la tradition en interrogeant à la fois la forme et le matériau. Il ne s’agit plus seulement d’altérer ponctuellement les accords traditionnels pour renouveler la tonalité, mais bien de mettre celle-ci en question, de l’ébranler pour faire surgir un autre horizon sonore.

Conclusion
Tandis que le Premier quatuor annonce un renouvellement, la Symphonie de chambre et le Deuxième quatuor jouent avec les lois de la tonalité en les poussant à leurs limites, et invitent l’auditeur à un voyage aux confins d’un monde dont Schönberg avait pressenti, avec une acuité particulièrement grande, l’effondrement imminent. Certes, les deux premiers mouvements du Deuxième quatuor se situent dans le prolongement de la Symphonie, aux limites harmoniques tonales. Mais les deux derniers mouvements, dont la musique accompagne les strophes chantées des poèmes de Stefan George, Litanei (« litanie ») et Entrückung (« ravissement»), suggèrent tant le détachement du passé tonal qu’un « souffle » musical nouveau que Schönberg ne fait encore que professer, le quatuor, se terminant d’ailleurs sur un accord de fa# majeur : « Je me dissous en mouvant, en sons, en cercles, / Gratitude insondable et louanges sans nom – / Sans vœux je m’abandonne au grand souffle » (Poésies complètes, trad. et édition de Ludwig Lehnen, Paris, La Différence, 2009, p. 495).

 

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Crédits : Portrait Arnold Schönberg (1909) : Max Oppenheimer (1885-1954) – collection privée  / Archives partition & manuscrits : Universal Edition  / Photo Arnold Schönberg : DR