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Christophe Bertrand, la fulgurance du geste

Éclairage By Cecile Gilly, le 15/04/2010

bertrand

Vous appartenez à la jeune génération de compositeurs français, et vous avez déjà plus de vingt partitions à votre -actif. Pourrions-nous tenter de définir votre langage ?

Je pense que l’axe primordial de mon travail repose sur une certaine idée de la virtuosité ; une virtuosité qui serait le vecteur d’une énergie transmissible à l’auditeur afin de créer une forme de frénésie communicative. Que ce soit pour un instrument seul, dans des pièces de musique de chambre ou pour grand orchestre, chaque partie est soliste et réclame un investissement instrumental et physique de chacun.

Harmoniquement, j’aime ce qui sonne, je ne renie en rien mon héritage purement français, d’où l’usage d’harmonies relativement consonantes mais toujours brouillées par l’emploi intense des micro-intervalles. Dans mes pièces les plus récentes, j’utilise de plus en plus l’écriture en « clusters », des sortes de blocs harmoniques notés de façon très précise hérités de Ligeti. Au niveau du rythme, j’aime la pulsation, mais je m’efforce de la cacher avec de nombreuses superpositions de mètres ; j’utilise aussi fréquemment des homorythmies très accidentées assez proches parfois du jazz. Tous ces éléments peuvent rendre ma musique difficile à interpréter, mais si je cherche à gommer la pulsation, c’est pour créer une impression d’instabilité qui contribue à cette énergie que je cherche à transmettre. J’essaye toujours que ma musique soit compréhensible, c’est-à-dire que j’utilise des gestes clairs, identifiables, afin que ma musique qu’elle soit comprise dans les grandes lignes dans un cheminement dramatique. Cette idée de la virtuosité me suit depuis l’enfance. J’aime ce qui est rapide, je refuse la lenteur, le silence, la douceur. Cette énergie de la rapidité a sans doute à voir avec le désir de créer une certaine orgie sur scène, de donner un coup-de-poing vers l’auditeur.

Quels sont les compositeurs qui ont compté pour vous dans ce XXe siècle ?

Je suis venu à la composition en écoutant le Concerto de chambre de Ligeti. C’est l’exemple même du compositeur qui mêle une grande complexité d’écriture à une émotion intense.

Ligeti me ressource, m’interpelle, me fait avancer. Il m’est encore et toujours indispensable.

Xenakis a aussi beaucoup compté pour moi par son impact émotionnel indéniable. J’adore Richard Strauss : c’est un modèle absolu d’orchestration et sa musique me bouleverse. Salomé reste pour moi un modèle de violence et de raffinement orchestral. Je pourrais encore citer Stravinsky, celui du Sacre, et Ravel dont je ne peux que revendiquer l’héritage, avec le goût de ce qui sonne.

On pourrait qualifier votre répertoire d’éclectique : vous écrivez aussi bien pour l’orchestre, pour des formations de chambre ou des œuvres vocales.

Ma musique est essentiellement instrumentale. En un sens, ma musique vocale est elle aussi instrumentale, je traite la voix comme un instrument. Ce qui m’a toujours effrayé, c’est le rapport à la voix elle-même. J’ai beaucoup de difficultés à accepter certains idiomes lyriques, qui pour moi sont contradictoires avec mon langage musical. Le vibrato brouille la ligne, fait perdre le sens du texte, nivelle le plus souvent l’écriture microtonale qui est la mienne. D’ailleurs, même dans l’écriture instrumentale, j’écris systématiquement : senza vibrato.

Quand j’ai écrit Kamenela pour douze voix solistes, je me suis inspiré d’un tableau de Jean Dubuffet, Vénus du Trottoir, en y associant un texte de Pierre Jean Jouve. Cette idée de l’Art brut m’a séduit avec son côté imprécis, mettant en scène le sale, le rude au côté de la beauté absolue du texte de Jouve. Si de ce tableau de Dubuffet, fait de bitume incrusté de cailloux, émane une impression de granulosité, de rugosité, la poésie de Jouve semble au contraire lisse, douce, toute en délicatesse.

J’ai besoin de vivre des chocs, des émotions primitives. D’être submergé par la force d’une œuvre. Naïvement, j’ai toujours cru qu’ayant entendu quelque quatre symphonies de Bruckner, j’en avais fait le tour. Mais un extrait de film montrant Celibidache dirigeant le gigantesque crescendo final de l’Adagio de la 9e symphonie, étirant le tempo, a achevé de me renverser. Je crois qu’il faut avoir une certaine expérience du malheur pour pénétrer dans l’œuvre de Bruckner : une âme vierge de souffrances ne peut qu’avoir un aperçu partiel de son potentiel émotionnel.

Parlons de votre dernière pièce, Scales, et de son approche esthétique.

Scales est sans nul doute la pièce qui m’aura donné le plus de difficultés à composer. Jamais je n’ai autant raturé, déchiré, roulé en boule et jeté au panier. Ces difficultés sont autant d’ordre musical que, en un sens, personnel : la remise en question permanente face à laquelle je me suis trouvé lors de l’écriture de cette œuvre, qui m’a contraint à utiliser de nouveaux procédés compositionnels. Ces procédés auxquels le titre fait référence font écho aux échelles et aux modes plus ou moins complexes qui ont été l’une des bases essentielles de mon travail. Ils sont de différents ordres. Par exemple, une matrice de sept notes est « translatée » de toutes les façons imaginables, et toutes les transpositions sont présentes au fil de l’œuvre. Jamais je n’avais pensé utiliser une telle configuration harmonique, et je crois qu’elle confère une couleur tout à fait particulière à l’ensemble. Il y a bien sûr quelques références à certains compositeurs : Berg dans une indication agogique visible seulement par les musiciens (« délirante »), Strauss pour la virtuosité de l’écriture et de l’orchestration et Xenakis pour l’extrême violence de certains passages. L’unité harmonique ici est contrecarrée par une structure de vingt et une sections très hétérogènes, dont les proportions suivent la suite de Fibonnaci pour un total de plus d’une vingtaine de minutes.

Cette structure est en fait très « heurtée ». Il n’y a pas à proprement parler de transitions, mais il existe une grande unité gestuelle, harmonique, rythmique, motivique, ainsi que de nombreux signaux sonores (par exemple, l’étagement des tierces aux cuivres dans la nuance fff, très référencée, volontairement, à Berio).

Hormis cette contrainte d’écriture, j’ai ajouté des événements « anecdotiques » sans rapport avec le processus, mais qui rompent avec la rigidité de la composition. C’est une nouveauté dans mon langage, car jusqu’alors je respectais à la lettre les contraintes que je m’imposais. Il y a donc une dualité entre le strict et l’épiphénomène, de même que cohabitent le laid et le beau en un contrepoint, comme à mon habitude.

Chose rarissime chez moi, il y a quelques passages lents. Lents, mais très tendus, fébriles, absolument pas des respirations. La pièce doit tenir en haleine l’auditoire, nullement le conforter ou le rassurer : pour preuve, dans une des sections, une stridente et haineuse nuance ffffff est surmontée de l’indication « Agressez l’auditoire ».

Comme cette phrase provocatrice le démontre, Scales est avant tout caractérisée par une forme de violence sauvage. En témoignent les passages de percussions solos et les nuances ffffff. C’est une innovation pour moi d’utiliser la saturation comme élément structurel. A contrario de mes œuvres antérieures, je me suis octroyé une part de licence et une attitude en fin de compte démiurgique : c’est le compositeur qui décide avant tout.

Propos recueillis par Cécile Gilly

Extrait d’Accents n° 41 – avril-août 2010

Photo : Christophe Bertrand © Pascale de Srebnicki