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[solo] Jérôme Comte : La clarinette est son double

Portrait By Remy Louis, le 15/09/2008

Comte
Lauréat de plusieurs prix internationaux, le clarinettiste Jérôme Comte est entré à l’Ensemble intercontemporain en 2005, à l’âge de vingt-cinq ans. Le 21 novembre prochain, à l’auditorium du Louvre, il jouera Dialogue de l’ombre double de Pierre Boulez, une œuvre qu’il s’était fixé pour but d’interpréter à son entrée à l’Ensemble. Il nous fait partager ici son idéal musical wd’un jeu à la fois sensuel et sans concession, qui éclaire la construction des œuvres.
Vous êtes l’une des « jeunes pousses » de l’Ensemble intercontemporain. Comment le percevez-vous ?
Comme une formation déjà mythique, et d’un très haut niveau, qu’il s’agisse des musiciens, de la qualité artistique générale, ou des conditions de travail. Tout cela crée envie et motivation, d’autant que la remise en question y est une donnée quotidienne. Et, bien sûr, la figure de Pierre Boulez exerce une attraction très forte, à laquelle j’ai moi-même cédé.
Mais vous avez aussi beaucoup joué le répertoire classique ?
En tant que musicien free lance, j’ai en effet joué à peu près tout le répertoire, en particulier de soliste et de chambriste. C’est après un remplacement d’André Trouttet que l’Ensemble m’a signalé l’existence d’un concours. Le programme à lui seul était un défi. Non seulement je devais maîtriser toute la famille de l’instrument – clarinette en si bémol, petite clarinette, clarinette basse, cor de basset… –, mais l’examen se terminait par un déchiffrage « maison », sous la houlette de Boulez. Être sorti avec les honneurs de ce parcours du combattant m’a rempli de fierté.
Comparé à d’autre, votre instrument dispose d’un répertoire moderne et contemporain très large, et stylistiquement varié…
Douceur et volupté, dureté et stridence, couleurs sombres et claires, voire aveuglantes… La clarinette est un instrument propice à de multiples voyages expressifs. Entrer à l’Ensemble m’a permis d’aller au-delà de moi-même, et d’accroître un potentiel technique qui reposait déjà sur de bonnes bases. Car la complexité des pièces oblige à procéder avec méthode. D’abord les envisager comme un tout, dans leur structure et dans leur expression. Ensuite leur donner une forme claire. Enfin, y infuser sa note personnelle.
Peut-on « marquer » de son empreinte une œuvre contemporaine autant qu’une partition classique ou romantique ?
On en doute parfois, parce que les points de comparaison sont moindres, mais j’en suis persuadé. On met une grande part de soi dans toute exécution. Je jouerai Dialogue de l’ombre double en novembre prochain ; je ne doute pas que je le jouerai différent dans dix ans. Et je pense le jouer autrement que son créateur Alain Damiens : question de caractère, de type de jeu, de vision des choses. Alors que nous avons tous deux recueilli les conseils de Pierre Boulez.
Vous l’avez travaillé avec son auteur, mais l’avez-vous aussi évoqué avec son créateur ?
Bien sûr ! Alain est pour tous les clarinettistes une icône du répertoire contemporain. Les remarques du compositeur sont liées à ce que vous êtes ; il ne ferait pas forcément les mêmes à un autre musicien. Mes échanges avec Alain, eux, m’ont donné des clefs qui m’ont permis de mieux cerner les volontés de Boulez.
Précisément, que demande-t-il à son interprète ?
D’abord que les contrastes soient marqués, et accentués. Sa notation très précise, où chaque intention est clairement indiquée, permet en un sens de se laisser guider. Mais on a parfois tendance à être trop « gentil » quand on joue. Or Dialogue est une musique sans concession, où l’on doit donner le maximum, qu’on chante ou qu’on brise la ligne. Je ne prétends évidemment pas jouer Dialogue exactement tel que Boulez le souhaiterait, parce que je ne suis pas lui. Mais quand j’ai enregistré la deuxième voix, j’ai été frappé par sa connaissance de l’instrument. Ses corrections – concernant le rubato, par exemple – correspondaient exactement à la morphologie de l’instrument. C’était limpide.
Cherche-t-il aussi une certaine forme de sensualité ?
Absolument. Mais elle est voilée par la pudeur, profondément. C’est à l’interprète de la mettre au jour. Et puis, travailler avec lui, c’est être au plus près de la vérité de l’œuvre. C’est essentiel, car l’inscription dans la durée éloigne ensuite toujours plus des préconisations initiales. Quelle que soit la finesse des recherches actuelles, je n’ai aucune assurance que l’on interprète le répertoire baroque comme à l’époque. D’autant que l’évolution technique des instruments a changé la donne ; j’ai beaucoup joué la clarinette baroque, elle rend ardue l’exécution des traits virtuoses. Pratique et expérience permettent d’atteindre une bonne vitesse, mais la virtuosité de Stadler avait sans doute peu à voir avec ce que la facture instrumentale autorise aujourd’hui.
Cette variation possible du tempo, pour reprendre votre exemple, vaut-elle dans une œuvre comme Dialogue ?
Bien sûr. Son vrai caractère dépend de l’énergie qu’on insuffle à la phrase. Jouer très vite est une facilité ; l’énergie sera là, mais il manquera autre chose. Jouer légèrement moins vite, avec une énergie venue de l’intérieur, engendre plus de vrai caractère, et profite à la netteté et à la construction. Cela me semble la voie à suivre. L’indication métronomique n’est qu’une base, certes importante. Au demeurant, on ne joue pas au même tempo chez soi et en public. On a même tout intérêt à travailler d’abord plus lentement, pour trouver à coup sûr le « bon » tempo le soir du concert. Boulez lui-même peut en changer en fonction du caractère qu’il  recherche. Il nous le transmet par ses gestes, son énergie propre, son aura. Je l’ai ressenti fortement lorsque j’ai joué Eclipse de Yan Maresz sous sa direction à Aix-en-Provence. Au concert, ses tempos étaient bien plus rapides, sans jamais dépasser cette limite où les choses se défont.
Boulez reste-t-il pour vous, comme pour d’autres musiciens que j’ai rencontrés, une sorte de référent, même par rapport à d’autres chefs ?
C’est inévitable ; il a créé l’Ensemble, il l’a profondément marqué. Quand nous jouons Schönberg, Ligeti, pour ne rien dire de ses propres œuvres, on l’a évidemment en tête. Sa manière de travailler est tellement ancrée dans les veines de l’Ensemble qu’elle déstabilise parfois les chefs invités.
Comment définiriez-vous vos domaines d’affinité, dans le répertoire contemporain ?
Membre de l’Ensemble depuis trois ans, je découvre encore des pans entiers, et je n’ai pas à ce stade de préférence stylistique marquée. J’aime la Seconde École de Vienne, Berio, Stockhausen, Ligeti… J’aurais aimé que ce dernier écrive un Concerto pour clarinette ! C’est avec Elliott Carter un créateur qui me fascine. J’ai beaucoup aimé jouer Éclipse, tant la musique de Maresz est fraîche et intense à la fois, aussi agréable à jouer qu’à entendre. Mais l’aspect extrême, borderline, de Kraft de Magnus Lindberg m’enthousiasme différemment. En entrant à l’Ensemble, je me suis fixé pour but de jouer Dialogue de l’ombre double. Sans ce contexte, sans l’aide de Boulez, je ne m’y serai pas lancé spontanément.
Est-ce que vous auriez cette spontanéité pour commander une œuvre à un compositeur d’aujourd’hui ?
Permettez-moi de le formuler ainsi : j’attends de rencontrer le compositeur qui saura et pourra mettre mon caractère et mes idées sur le papier. Ce type d’affinité est essentiel. Une commande ne se justifie à mes yeux que si le résultat me permet d’exprimer sans aucune contrainte ce que je suis musicalement. Car, comme tout musicien, j’ai mon style, ma manière de jouer, et certaines œuvres ne me permettent pas forcément de donner de moi tout ce que je crois possible.
Ce serait donc quelqu’un susceptible d’allier rythme et brillance, sensibilité aux couleurs et à l’expressivité du timbre…
… Sans pour autant que l’œuvre se réduise à la panoplie du bon petit clarinettiste. Que l’éventail y soit, oui, mais que l’œuvre le dépasse aussi. Le Concerto pour clarinette d’Elliott Carter, que je vais jouer sous la direction de Boulez en mars 2009 à la Cité de la musique, puis à Anvers et Amsterdam, correspond pour moi à cette définition. Pour sa part, Alain Damiens le jouera à Londres, toujours sous la direction de Boulez, pour le concert fêtant les cent ans du compositeur. J’ai aussi beaucoup aimé la pièce de Yann Robin, Art of Metal III, pour clarinette contrebasse, ensemble et électronique, que nous avons jouée au Centre Pompidou en juin dernier ; il possède vraiment un style personnel, doté d’une grande force. J’apprécie aussi Bruno Mantovani, exemple type du compositeur à l’écoute de ses interprètes. C’est important, car les mots ne suffisent pas toujours. Bien sûr, je ne dis pas que mon compositeur « idéal » n’existe pas, mais je crois beaucoup à l’effet « coup de foudre », à ce qui naît d’une rencontre spontanée.
Avez-vous du temps pour continuer à pratiquer le répertoire classique que vous aimez tant ?
Le répertoire classique et romantique demeure une passion essentielle. Le problème n’est pas le temps, car j’ai la chance de travailler vite – et même de plus en plus vite, une qualité qui s’est évidemment développée à l’Ensemble. Ce qui me désole, c’est la tendance à étiqueter les artistes. Depuis que j’ai intégré l’Ensemble, je ressens clairement deux attitudes : soit on croit que je ne sais plus « faire » du classique – alors qu’il m’a apporté sept ans de bonheur total –, soit que je ne suis plus disponible.À tort dans les deux cas. C’est un vrai regret, et je souhaite vraiment retrouver un équilibre, car je n’ai pas pour ambition de ne jouer « que » de la musique contemporaine.
Propos recueillis par Rémy Louis
Extrait d’Accents n° 36
– septembre-décembre 2008
Photo : Jérôme Comte © Nicolas Havette