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[solo], Jeanne-Marie Conquer, violon

Portrait By Bruno Serrou, le 15/04/2003

Mahler et Ligeti seraient-ils, à leur manière, contemporains ? La Cité de la musique consacre une dizaine de concerts et ateliers à cette rencontre, ainsi qu’une exposition sur l’opéra de Ligeti Le Grand Macabre. Jeanne-Marie Conquer, qui sera le samedi 24 mai la soliste du Concerto pour violon du compositeur hongrois, aux côtés de l’Ensemble intercontemporain placé sous la direction de Jonathan Nott, retrace pour nous son parcours et son expérience depuis son entrée à l’Ensemble intercontemporain en 1985.
 
A quel âge avez-vous commencé l’étude du violon ?
Vers l’âge de quatre ans. Ma passion du violon me vient de ma famille. Je suis d’origine canadienne, de l’Ontario plus précisément, et mon arrière grand-père jouait du violon. Ma grand-mère était organiste dans sa paroisse et avait une excellente oreille, elle pouvait transposer très facilement, bien mieux que je ne peux le faire ! Mon frère aîné joue aussi du violon. Enfin, ma mère était pianiste. Elle me réveillait à six heures du matin, de six heures trente à huit heures trente je travaillais mon violon, puis j’allais à l’école ; à midi, elle venait me chercher pour deux heures de solfège et de piano…
 
Votre mère avait-elle des affinités avec l’instrument, ou souhaitait-elle avoir une partenaire en sonate ?
Elle m’a appris le sérieux, l’effort, le travail quotidien. De façon excessive, sans doute, car j’ai dû interrompre mes études secondaires. Il me fallait choisir, et j’ai eu mon Prix du Conservatoire de Paris à quinze ans.
 
Quand y étiez-vous entrée ?
Assez tôt, puisque j’y ai été admise au cours préparatoire à dix ans. Grâce à mon professeur, Madame Rieunier, qui était aussi organiste, l’analyse m’a éveillée à la musique. J’allais aussi au concert avec mes parents, abonnés à l’Orchestre de Paris à l’époque du Palais des Congrès. Je m’installais au premier rang pour regarder tous les violonistes qui passaient. J’ai ainsi pu dévorer des yeux Anne-Sophie Mutter, ainsi que les musiciens de l’orchestre. J’ai beaucoup appris grâce à ces concerts. En deuxième année de Supérieur, j’ai rencontré Pierre Amoyal, qui m’a acceptée dans sa classe. Il a ouvert mon répertoire de façon passionnante. Son programme peut aujourd’hui paraître classique, mais à l’époque c’était une révolution de travailler les deux Concertos de Prokofiev, et, surtout, le Concerto « à la mémoire d’un ange » de Berg. J’avais treize ans, et il m’a fait découvrir une autre façon de travailler le son, l’archet, la recherche de la couleur. Grâce à lui, je me retrouvais devant un tableau avec mon violon et je pouvais enfin dessiner ce que je voulais. J’ai eu mon Premier Prix en 1980, et je suis entrée à l’Ensemble intercontemporain en 1985. Entre les deux, j’ai suivi les classes de perfectionnement de violon avec Amoyal, et de musique de chambre avec Jean Hubeau, avec qui j’ai adoré travailler. Je pense souvent à lui, tant il a incarné à mes yeux la musique. Il me disait : « Même si tu n’as plus de moyens, même si la musique t’angoisse, ce n’est pas grave, elle est là, elle viendra à ta rencontre quand tu iras mieux, mais reste dedans. »
 
Qu’aimiez-vous jouer à l’époque ?
Tout ce que le Conservatoire me proposait ! La musique de chambre, l’orchestre, que j’ai eu l’occasion de pratiquer au sein de l’Orchestre des Prix. Mais je n’ai découvert la musique contemporaine qu’en entrant dans la vie professionnelle. La chance a été de rencontrer Musique Oblique, où j’ai commencé à mieux comprendre ce qu’est la musique, la vie d’un orchestre, le fait de subvenir à ses propres besoins. J’avais aussi le bonheur d’habiter la Cité des arts à Paris où je côtoyais peintres, photographes, plasticiens, musiciens.
 
Vous êtes entrée à l’Ensemble intercontemporain en 1985. Qu’est-ce qui vous y a attirée ?
Le programme du concours de recrutement m’a renforcée dans l’idée que j’étais faite pour cela. Côtoyer Pierre Boulez faisait partie d’un rêve.
 
Le fait de travailler avec les compositeurs vous a-t-il séduite, ou n’en avez-vous pris conscience qu’une fois à l’Ensemble ?
J’ai eu l’occasion de travailler avec des personnalités particulièrement intéressantes, mais surtout ces dernières années. Je me souviens notamment de Péter Eötvös, au moment où je préparais avec lui la Sonate de Bartók. Cette rencontre a marqué un palier dans ma compréhension de cet univers. Le fait qu’il soit lui-même hongrois a certainement joué. Un autre Hongrois a compté pour moi, György Kurtág, avec qui j’ai beaucoup travaillé ces dernières années. Ces musiciens vous donnent confiance en vous avec le bagage qui vous est propre, et ils savent vous communiquer leur savoir, qui est immense.
 
Et avec György Ligeti ?
Je l’ai rencontré l’an dernier avec deux de mes collègues afin de préparer avec lui son Trio pour cor. Ce qui se sera aussi révélé comme une bonne préparation en vue du Concerto pour violon que je donne ce trimestre-ci, et que j’ai déjà beaucoup joué avec l’Ensemble depuis sa création avec Saschko Gawriloff en soliste. II a même été question que je reprenne très vite la partie solo de ce concerto, mais Gawriloff, son commanditaire, en avait l’exclusivité pendant deux ans – exclusivité qui s’est prolongée parce que Gawriloff a demandé à Ligeti d’ajouter deux mouvements, désormais au nombre de cinq. J’ai passé beaucoup de temps à travailler avec Ligeti sur le Trio. Intellectuellement, il est fascinant, excitant même. II nous a parlé des musiques brésiliennes, passant une demi-heure à fouiller parmi ses disques pour trouver une samba afin de nous expliquer le deuxième mouvement du Trio. Puis il est parti chercher un livre qu’il voulait absolument nous montrer sur la botanique et les animaux, présentant un combat entre un lion et un tigre, pour nous commenter la lutte entre le violon et le cor du troisième mouvement. Ces images resteront en moi toute la vie. Mais voilà longtemps que je travaille ce concerto, ne serait-ce qu’à l’orchestre, où le premier violon et le premier alto jouent en scordature [accord différent de l’accord traditionnel] sur les quatre cordes, ce qui nécessite une mise au point rigoureuse. Lors de la dernière académie de musique du XXe siècle de la Cité de la musique, où il était imposé, je l’ai travaillé de façon approfondie pour pouvoir le faire étudier à mes stagiaires. J’ai aussi beaucoup entendu Maryvonne Le Dizès avec qui je l’ai joué à quatre reprises. Je m’en sens donc imprégnée. Mais comme je l’ai écrit à Ligeti, je sais fort bien que s’il peut me recevoir il va être plus exigeant avec moi. J’aimerais avoir autant d’exigence que lui, mais je sais qu’avec lui elles seront démultipliées.
 
Avez-vous été aussi loin dans l’étude avec Luciano Berio, par exemple, avant d’enregistrer sa Sequenza VIII ?
Je suis en effet allée le voir, à Milan. Pendant que je jouais pour lui, il scrutait la partition de son regard de myope, et quand il voyait que ce n’était pas juste, il m’arrêtait et me faisait reprendre. II ne m’a ni félicitée ni critiquée. Rien. Seule la justesse le préoccupait. Berio est un musicien exigeant et il faut faire ce qu’il demande. J’avais une terrible envie d’entrer dans la pièce, l’une des œuvres maîtresses pour violon du XXe siècle. Elle dit plein de choses. Berio y raconte des épisodes de sa vie, sa mère qui voulait qu’il fasse du violon, les exercices qui l’excédaient, ce qui explique le passage au centre de l’œuvre à jouer dans toutes les positions de façon outrancière. Un autre passage représente à mes yeux comme un labyrinthe où circulent fourmis ou araignées que les accords viennent hacher. La Sequenza VIII est remplie de mélodies magnifiques et de splendides phrasés.
 
Comment s’est déroulé votre travail sur Anthèmes 2 de Pierre Boulez ?
J’ai d’abord travaillé seule, puis avec lui. Pour moi, Anthèmes 2 est une œuvre très importante du XXe siècle. Elle est un peu lourde à monter, parce qu’elle doit être jouée avec électronique, ce qui ne la rend pas facilement accessible, du moins pour l’instant. Aujourd’hui, je considère davantage l’électronique comme partie intégrante de la musique, alors qu’auparavant elle m’apparaissait comme un combat. Quand je joue Anthèmes 2, l’électronique est maintenant un vrai partenaire.
 
Quels sont les autres compositeurs avec qui vous avez collaboré ?
J’ai travaillé avec Ivan Fedele une pièce pour violon seul. La rencontre avec un compositeur est toujours un moment fort pour l’interprète. C’est formidable de recréer ce qu’un compositeur a imaginé, d’être son médiateur. Notre rôle est aussi celui d’intermédiaire entre la volonté du créateur et la personne qui nous écoute et nous renvoie notre image. Je sais donc à peu près où j’en suis quand je choisis de travailler avec un compositeur. J’ai besoin de quelqu’un qui ose me dire ce qui va ou ne va pas. Et les compositeurs osent parce qu’ils savent ce qu’ils veulent. Généralement, ils sont très exigeants de ce point de vue. Je n’en connais qu’un qui était particulièrement ludique, Franco Donatoni. II en était même agaçant : ce que nous faisions était toujours bien, en musique de chambre comme en ensemble… Il avait une sorte de joie de vivre, il était rond, alors que dans sa tête, je pense qu’il était loin d’être ainsi, mais il avait ce côté italien très jovial. J’avais travaillé avec lui au moment de la création de son quatuor La Souris sans sourire qu’il avait écrit pour le Quatuor de l’Ensemble intercontemporain.
 
Pourquoi parlez-vous de ce quatuor au passé ? A-t-il été dissout après le départ de Jean-Guihen Queyras ? Ne pourriez-vous pas le faire perdurer avec d’autres membres de l’Ensemble ?
Bien sûr, mais nous nous sommes accordé une pause. Je fais du quatuor depuis mon arrivée à l’Ensemble, ce qui demande un grand investissement relationnel. C’est pourquoi il est bon de nous permettre des pauses de temps en temps. Jouer en quatuor est extraordinaire. Surtout avec des concerts importants dans des œuvres que nous choisissons nous-mêmes. Nous avons beaucoup travaillé avec Kurtág ces dernières années, avec pour apothéose le concert de l’année dernière avec Maurizio Pollini. Queyras était même revenu pour l’occasion. Son départ nous a incités à penser que le moment était venu de faire une pause.
 
Propos recueillis par Bruno Serrou