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Ligeti

Portrait By Claire Delamarche, le 15/04/2003

« Imaginez-vous que l’univers commence à retentir, à résonner. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes, des soleils, décrivant leur orbite. » Ainsi Mahler décrivit-il sa Huitième Symphonie au chef d’orchestre Willem Mengelberg, en 1906. Un demi-siècle plus tard, ce n’était certes pas l’harmonie des sphères qui résonnait à Budapest, mais le vacarme des chars russes. Un jeune compositeur, György Ligeti, choisit alors de s’exiler à Vienne, là justement où Mahler fit l’essentiel de sa carrière. Choix personnel, mais également choix artistique.
Un voile s’était en effet refermé sur la Hongrie. Avant l’avènement du sinistre Mátyás Rákosi, Ligeti avait eu le temps de vénérer la musique de Bartók ; après 1949, seules des bribes d’Occident parvenaient encore jusqu’aux vénérables salles de l’Académie de musique de Budapest, îlot de résistance bien illusoire où quelques courageux passaient des partitions de Stravinsky sous le manteau. Comment décrire alors l’émotion qui saisit le jeune compositeur lorsqu’il écouta en cachette, seul dans les locaux de la Radio nationale, en 1956, la création du Gesang der Jünglinge de Stockhausen ?
C’est auprès du compositeur allemand, notamment, qu’il s’abreuva des avant-gardes européennes, avant de s’installer à Vienne. Dans la capitale autrichienne, devenue le pôle libre de la Mitteleuropa, il rejoignait à travers les décennies Gustav Mahler, un autre déraciné : originaire de Bohême, à la frontière de la Moravie, Mahler était juif et fut contraint de se convertir au catholicisme afin que s’ouvrent à lui les postes officiels ; quant à Ligeti, originaire de Transylvanie (province que s’arrachaient Hongrie et Roumanie), une grande partie de sa famille avait péri dans les camps nazis.
Ces biographies douloureuses, parsemées de persécutions et de deuils, ont forgé deux personnalités dont la propension à l’absurde prend parfois des allures macabres. Dans le scherzo de la Quatrième Symphonie de Mahler, un violon désaccordé figure une Faucheuse grotesque, digne des danses des morts médiévales (« La mort conduit le bal », commente la partition). Ligeti lui répond par son unique opéra, Le Grand Macabre, fresque loufoque dans laquelle le sinistre Nekrotzar échoue piteusement à provoquer l’Apocalypse qu’il a promise. Pourtant, tout semble séparer les deux compositeurs. Mahler marie le lied, domaine de l’intime, et les vastes espaces de la symphonie. Ligeti, quant à lui, lorgnerait plutôt vers l’infiniment petit. Fasciné par la géométrie fractale de Benoît Mandelbrot, il a développé une technique nouvelle, les micropolyphonies : des nappes sonores faites de la superposition d’éléments infimes et innombrables, qui se transforment imperceptiblement. La lente et perpétuelle métamorphose de ces masses ressemble à celle des nuages, mis à l’honneur, conjointement aux mouvements d’horloge (un autre engouement de Ligeti), dans Clocks and Clouds. Cette manière de créer des perspectives sonores et temporelles, Ligeti les a remarquées et louées chez Mahler. N’est-ce pas une manière de se relier, eux les éternels étrangers, à ce tout cosmique revendiqué par la Symphonie « des Mille » et qui dépasse les frontières et les religions ?
Claire Delamarche