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Un tradition d’indépendance : la musique britannique depuis 1900.

Grand Angle By Tom Service, le 15/01/2003

De la Grande-Bretagne, on a parfois dit qu’elle était un « pays sans musique »… L’Ensemble intercontemporain balaie les idées reçues en deux concerts au Centre Pompidou les 28 février et 2 mars 2003. Place aux nouveaux talents et à une foisonnante diversité, avec des références et quelques surprises « made in Great Britain ». Tom Service, musicologue et chroniqueur au Guardian, situe pour nous ces diverses tendances en les replaçant dans leur contexte historique.

Aujourd’hui encore, dans un monde « globalisé » censément débarrassé des barrières nationales, les débats contemporains sur les identités de la musique nouvelle restent hantés par les vestiges des vieilles questions nationalistes. On a encore certaines images présentes à l’esprit lorsqu’on pense à la « musique française », à la « musique allemande » ou à la « musique américaine » ; des images formées à travers un amalgame de stéréotypes musicaux et d’histoire culturelle, un entrelacs complexe de mythe et de réalité. C’est un concept fécond, particulièrement riche lorsqu’il s’agit de « musique britannique ». La Grande-Bretagne était connue aux siècles précédents pour être « le pays sans musique », qualification qui confirmait le sentiment que la Grande-Bretagne ne pouvait se targuer de compositeurs de stature internationale aux XVIIIe et XIXe siècles. Il serait cependant très exagéré de laisser entendre que la Grande-Bretagne ne possédait pas de culture musicale vivante à cette époque. Le pays qui avait soutenu Haendel et Haydn au XVIIIe siècle vit fleurir les sociétés musicales d’amateurs, se développer l’édition musicale et prospérer une tradition de musique populaire au XIXe siècle et au début du XXe.
Néanmoins, pour les compositeurs britanniques, il y avait un paradoxe à la fin du XIXe siècle. Malgré toute la vitalité de la vie musicale en Grande-Bretagne, on ne possédait pas de patrimoine légué par d’importants compositeurs pour définir clairement l’identité musicale nationale. Au lieu de quoi il fallut inventer une voix britannique en important les réalisations d’autres cultures musicales. Les principaux conservatoires de Londres (la Royal Academy of Music, fondée en 1822, le Royal College of Music, créé en 1882) s’approprièrent la tradition austro-allemande. Les compositeurs responsables de ces institutions influentes au tournant du XXe siècle (tels Sir Charles Hubert Parry et Sir Charles Villiers Stanford au Royal College) considéraient Brahms comme le fin du fin en matière de composition moderne, et Bach et Beethoven comme les maîtres sur qui fonder leur enseignement. Le premier épanouissement d’une identité musicale authentiquement britannique fut cependant l’œuvre d’Edward Elgar (1857-1934). S’il devint la première grande figure de proue de la musique britannique au XXe siècle, Elgar eut néanmoins des relations tendues avec les institutions musicales. Sa musique était perçue comme un développement radical des pratiques harmoniques brahmsiennes.

Britten, une figure inspiratrice et emblématique
Le parti pris pédagogique consistant à chercher dans le passé pour confirmer le présent et à synthétiser les traditions d’autres cultures pour représenter la nation musicale britannique produisit des compositeurs techniquement compétents, mais esthétiquement conservateurs. Benjamin Britten (1913-1976) se heurta aux contraintes du système pédagogique en tant qu’étudiant au Royal College of Music dans les années 1930 à Londres. C’est à lui qu’il incomba ensuite de définir la musique britannique du milieu du XXe siècle. Grâce à son vocabulaire harmonique (une tonalité étendue, avec des éléments modaux et atonals) et à la vitalité nouvelle qu’il insuffla au grand opéra et à l’opéra de chambre, Britten allia la tradition à l’innovation avec un succès éclatant. Il parcourut un large spectre de formes et de langages, des opéras pour enfants aux austères œuvres de chambre de sa dernière période, et s’imposa comme pianiste et comme chef d’orchestre. Bref, il fut pour la musique britannique une figure inspiratrice et emblématique. Comparée au courant iconoclaste qui émergeait des studios et des laboratoires compositionnels de Paris ou de Cologne dans les années cinquante et soixante, l’œuvre de Britten semble plutôt une consolidation des langages musicaux existants qu’une création de vocabulaires nouveaux. Mais cette synthèse est précisément la force de sa musique, et s’exprime de manière particulièrement touchante dans sa Phantasy de jeunesse op. 2 (au programme de l’Ensemble intercontemporain le 2 mars) pour hautbois et trio à cordes, écrite en 1932.
Sur la scène musicale internationale, cette remarquable synthèse stylistique de Britten fut perçue comme représentative d’un climat musical insulaire en Grande-Bretagne. (Et ce bien que la réputation de Britten dans sa patrie fût fondée sur le rapprochement qu’il avait opéré entre les avancées du premier modernisme et les types plus anciens de musique britannique autrement dit, sur son internationalisme.) L’association de Britten à une esthétique conservatrice a défini la manière dont fut reçue non seulement sa propre musique, mais la musique britannique en général. Pourtant, malgré ce que Britten représentait dans la musique britannique, il ne créa pas d’école de composition, et ne considérait pas son style comme un credo à suivre pour les autres compositeurs. D’ailleurs, aucun des compositeurs britanniques importants n’a cherché à imiter son style, même s’ils furent influencés par son œuvre. Michael Tippett (1905-1998), quasi contemporain de Britten, a cultivé une tonalité étendue similaire avec des résultats très différents ; néanmoins, malgré la portée visionnaire de sa musique, lui non plus ne fut pas considéré comme un compositeur tourné vers l’avenir.

L’ « école de Manchester » : Alexandre Goehr, Harrison Britwistle, Peter Maxwell Davies
Un conservatisme véritable a effectivement persisté dans les grandes institutions pédagogiques de Grande-Bretagne jusqu’au milieu du siècle. Peter Maxwell Davies (1934) fit ses études au Royal Manchester College of Music (devenu depuis le Royal Northern College of Music) de 1953 à 1956, et l’un de ses professeurs de composition n’aimait guère la musique moderne. « Aucune musique écrite après [Frederick] Delius ne mérite qu’on s’y attarde » était l’un de ses aphorismes préférés ; la musique n’était pas autorisée à s’aventurer au-delà de l’hyper-romantisme de Delius. Malgré le caractère régressif inhérent à une partie de l’enseignement dispensé à Manchester, le collège produisit trois compositeurs qui allaient changer le cours de la musique britannique et transformer son image à l’étranger : l’école dite de « Manchester » d’Alexander Goehr (1932), Harrison Birtwistle (1934) et Peter Maxwell Davies (1934).
Le terme « école » se révèle une nouvelle fois inutile pour définir l’esthétique de ces trois compositeurs ; le triumvirat dans lequel on les réunit est bien plus une coïncidence de temps et de lieu qu’une authentique rencontre de langages musicaux. Ils partagent néanmoins leur attachement aux avancées du modernisme ; mais l’historicisme de Goehr s’oppose fortement à la violence et à l’énergie des premières œuvres de Maxwell Davies, ou à l’individualisme escarpé de Birtwistle. Leurs forces combinées allaient mettre la musique britannique au premier plan de l’évolution de la musique contemporaine. Au lieu d’opérer la synthèse de langages existants, ils ont créé leurs propres relations avec le modernisme. Et la complexité tranchante de leur musique ne correspondait à aucun des clichés, à aucune des catégories ou des caractéristiques pré-ordonnées de la « musique britannique ». L’image de la Grande-Bretagne en tant que nation musicale commença alors à changer. L’effet de leur travail fut de catalyser la nouvelle scène musicale en Grande-Bretagne, non seulement en incitant les jeunes compositeurs à briser les moules artistiques créés pour eux par les générations précédentes, mais en intervenant dans le domaine de l’exécution et de l’enseignement. Maxwell Davies et Birtwistle formèrent The Pierrot Players en 1967 (rebaptisés The Fires of London en 1971), ensemble voué à la nouvelle musique instrumentale et au théâtre musical. La BBC, dans les années où William Glock était à la tête de Radio 3 (1959-1972), devint un soutien crucial du modernisme musical, dont le symbole le plus puissant fut la nomination de Pierre Boulez comme chef principal du BBC Symphony Orchestra en 1971. Le London Sinfonietta, créé en 1968, devint rapidement un ensemble de musique nouvelle de stature internationale. Toutes ces initiatives réunies firent découvrir à la jeune génération de compositeurs qui ont grandi dans les années soixante-dix et quatre-vingt, tels George Benjamin (1960), Rebecca Saunders (1967), Julian Anderson (1967) et Thomas Adès (1971), un éventail de répertoire auquel leurs prédécesseurs n’avaient pas accès. Si on y ajoute la nomination de compositeurs modernistes aux départements de la musique universitaires (surtout dans les nouvelles universités fondées dans les années soixante et soixante-dix), le climat général d’où naissait la créativité compositionnelle avait été complètement transformé.
 
Indépendance et individualisme
Malgré toute cette activité, il n’en résulta pas une orthodoxie esthétique, et encore moins une école de composition unique. L’histoire de toutes les figures majeures de la musique britannique – d’Elgar à Britten, de Maxwell Davies à Birtwistle, de Ferneyhough (1947) à Saunders – est une histoire d’indépendance et d’individualisme. Cette absence d’orthodoxie ou d’idéologie pourrait être considérée comme une caractéristique déterminante de l’histoire de la musique contemporaine britannique. Et s’il est une autre tradition qui caractérise la musique nouvelle en Grande-Bretagne, c’est le fait de regarder vers l’extérieur pour définir l’identité nationale. Les huit compositeurs représentés par l’Ensemble intercontemporain lors des concerts du 28 février et du 2 mars (Rebecca Saunders, Julian Anderson, Sam Hayden, Jonathan Harvey, Benjamin Britten, James Dillon, Brian Ferneyhough, Olivier Knussen), chacun à leur manière, se sont tournés vers la musique et les institutions d’autres pays pour forger leur propre esthétique. Il en résulte un portrait de la musique britannique d’une diversité et d’une étendue remarquables. Ces programmes démentent l’idée selon laquelle la musique des compositeurs britanniques pourrait se réduire à un ensemble étroit de valeurs musicales ou de figures stylistiques. S’il est vrai que même au début des années 1900 il n’y avait pas d’ « école » de composition unique en Grande-Bretagne, le terme est encore moins applicable à l’éventail de la musique britannique actuelle. L’indépendance des compositeurs figurant aux programmes de l’Ensemble intercontemporain résiste à tout classement bien ordonné en écoles ou en mouvements.
Jonathan Harvey (1939) est l’aîné de cet octuor de compositeurs, et c’est également l’un des noms les plus familiers pour le public français. Ses liens avec l’Ircam remontent au début des années quatre-vingt et à ses influentes expériences dans le domaine de la musique sur bande, tel Mortuos Plango Vivos Voco (1980), et à son alliance réussie d’instruments live et d’éléments électroacoustiques dans une œuvre comme Bhakti (1982). Harvey utilise la technologie pour rehausser l’idée poétique centrale de sa musique. One Evening… ne fait pas exception : cette œuvre d’une demi-heure fut écrite en 1993-1994 pour deux solistes vocaux, ensemble instrumental et dispositif électronique, sur des textes anglais et sanscrits de Han Shan et Rabindranath Tagore. Elle constitue un mélange changeant de textures lumineuses et tranchantes, une méditation musicale sur des mystères existentiels.

La « nouvelle complexité »
Deux des grands noms de ce qu’on a appelé la « nouvelle complexité », James Dillon (1950) et Brian Ferneyhough, sont également présents. Le problème avec l’étiquette « nouvelle complexité », appliquée à ces compositeurs, est qu’elle limite la démarche interprétative face à leur musique, comme s’il n’y avait rien de plus dans leurs partitions que la richesse de la notation. En réalité, leur musique crée une énorme tension expressive, à travers l’idéalisme épique de la conception compositionnelle d’œuvres individuelles, et, dans l’exécution, à travers les tentatives héroïques des musiciens pour satisfaire aux exigences de la notation. Parjanya-Vata de Dillon, inspiré d’images de pluie et de vent dans la littérature sanscrite, est écrit pour violoncelle solo et date de 1981 ; le Trio à cordes de Ferneyhough (1995), commande du Festival d’automne à Paris, est l’une de ses œuvres de chambre les plus convaincantes. Comme Harvey, Ferneyhough est étroitement lié à Paris, et il écrit actuellement une œuvre de commande pour chœur et dispositif électronique destinée à l’Ircam.
Dillon et Ferneyhough ont tous deux des liens étroits avec l’académie d’été de Darmstadt, et Ferneyhough a passé l’essentiel de sa carrière sur le continent européen (et plus récemment aux États-Unis, où il est maintenant professeur à l’université de Stanford). Rebecca Saunders s’est elle aussi fixée en dehors du Royaume-Uni. Elle vit désormais à Berlin, après avoir étudié avec Wolfgang Rihm à Karlsruhe et achevé ses études supérieures à Édimbourg. Sa musique est une exploration rigoureuse des menus détails des sons et des textures, et elle a construit des pièces entières sur l’exploration de notes uniques, infléchies par d’infimes variations de timbre et de hauteur. Albescere, sa composition la plus récente, destinée à l’Ensemble Modern et aux Neue Vocalsolisten de Stuttgart, est également sa première œuvre de grandes dimensions à faire appel aux voix.
Sam Hayden, né en 1968, a lui aussi été fortement influencé par des compositeurs travaillant en dehors du Royaume-Uni. Il s’est formé avec Jonathan Harvey et Michael Finnissy (1946) avant d’étudier aux États-Unis et avec Louis Andriessen à La Haye. Il considère que sa musique est « issue des traditions du post-minimalisme et de la nouvelle complexité ». Et il a affirmé le caractère inclassable de son esthétique : « Je défends la nécessité culturelle d’un art qui existe entre les catégories, qui résiste à la réification et affirme la possibilité de la différence. » C’est une devise qui décrit le dessein expressif de sa propre musique, mais pourrait également s’appliquer à tous les compositeurs de ces programmes. Collateral Damage de Hayden, pour grand ensemble, fut composé en 1999 dans le cadre de la Faber Music Millennium Series, et fut créé par l’ensemble Kokoro.

Un kaléidoscope de différences stylistiques
Julian Anderson, autre compositeur d’une trentaine d’années, a fait sa carrière au Royaume-Uni et enseigne maintenant la composition au Royal College of Music de Londres. Mais sa formation n’est pas moins diversifiée que celle des autres compositeurs présents ici, puisqu’il étudia avec Tristan Murail à Paris, avec Oliver Knussen à Tanglewood et avec Alexander Goehr à Cambridge. Alhambra Fantasy, commande du London Sinfonietta datant de 2000, crée un tourbillon d’énergie et de couleur. La musique d’Anderson trouve des solutions convaincantes au problème des formes de grandes dimensions dans le cadre d’un langage tonal étendu.
De même, Oliver Knussen (qui fêtait son cinquantième anniversaire en 2002) a consacré sa carrière de compositeur à la création d’une cohérence expressive au sein d’un langage harmonique issu des pratiques modernistes. Knussen est un professeur de composition extrêmement influent, surtout en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En tant que chef d’orchestre, il est l’un des avocats les plus convaincants et les plus passionnés de la musique contemporaine, notamment comme directeur musical du London Sinfonietta (1998-2002) et il a noué une relation particulièrement étroite avec la musique d’Elliott Carter. Mais c’est en tant que compositeur qu’il continue d’exercer la plus grande influence. La Cantata de 1978, pour hautbois et trio à cordes, atteint une remarquable clarté. Son maniement du matériau musical donne à la pièce une logique syntaxique irrésistible, et la musique semble se muer en poésie lumineuse. La synthèse des langages musicaux opérée par Knussen représente un microcosme de ces échanges entre passé et présent qui ont défini le parcours des compositeurs britanniques au cours du siècle dernier. Pourtant, comme le révèlent les programmes de l’Ensemble intercontemporain, il existe autant de manières que de compositeurs de parcourir ce territoire, et ces concerts proposent un kaléidoscope de diversité musicale, de différences esthétiques et d’indépendance créatrice.

Traduction Dennis Collins