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[solo] Christophe Desjardins, alto

Portrait By Richard Millet, le 15/04/2002

Altiste à l’Ensemble intercontemporain depuis 1990, Christophe Desjardins a été l’interprète de la création de nombreuses œuvres, parmi lesquelles Alternatim, concerto pour clarinette, alto et orchestre de Berio, …more leaves… pour alto, électronique et cinq instruments, de Michael Jarrell, ou encore la version pour sept altos de Messagesquisse de Pierre Boulez. le 13 avril prochain, Christophe Desjardins propose au jeune public de la Cité de la musique un spectacle imaginé avec le plasticien Olivier Long, Il était une fois l’alto, parcours musical où se côtoient Berlioz et Feldman, Berio, Schumann et Debussy. L’écrivain Richard Millet, auteur de La Voix d’alto (Gallimard, 2001), s’est entretenu avec Christophe Desjardins.
 
Rigueur et mystère, pense-t-on d’emblée devant Christophe Desjardins, en abordant un musicien qui incarne, plus encore que ses contemporains les plus célèbres – Gérard Caussé, Kim Kashkashian, Youri Bashmet – la voie étroite mais royale par laquelle l’alto accède enfin à la grandeur d’un répertoire autonome. Mystère d’un homme dont il faut imaginer l’enfance provinciale, la naissance à Caen, en 1962, dans une ville bombardée en 1944 et devenue ce mélange d’ancien et de nouveau où l’on peut voir la préfiguration d’un destin musical autant qu’un goût paradoxal, donc moderne, pour la permanence. La province : là où l’on naît et ce que l’on quitte. Un lieu de silence aussi. Un homme fait très tôt le choix du défaut de parole, du silence. Un pacte ou un affrontement. : « On choisit quelquefois la musique pour ne pas avoir à parler », dit Christophe Desjardins qui a, dès six ans, abordé le piano et conservé sa pratique en amateur mais qui décide, à dix ans, de s’initier à un autre instrument à cordes, celui-là – mais qui ne fût ni le violon, trop connu, ni le violoncelle dont la gravité lui semblait d’un trop immédiat pathos. L’alto, donc, caprice d’enfant ou, plutôt, prescience d’un destin par un enfant dont les années d’apprentissage ont d’abord vu l’appropriation de musiques enregistrées : le Poème de Chausson, le Concerto de Brahms par Ferras, la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók. Très peu d’alto, le répertoire étant alors restreint ou mal connu, et l’adolescent pas tout de suite conquis par l’instrument qu’il a choisi : comme il n’existe alors pas de petit alto, c’est sur un violon monté avec des cordes d’alto que Christophe Desjardins entre dans l’exercice de cette patience par laquelle on conquiert un instrument autant qu’on se laisse conquérir par lui. Un alto digne de ce nom, un instrument qui lui permît d’entrevoir ses sonorités très chaudes et graves, il n’en touchera un qu’à 14 ans : « Il m’a fallu plusieurs années pour trouver une unité au timbre, à cause de la grande différence entre le grave profond et l’aigu qui peut être criard ou tendu », dit encore ce musicien qui a non seulement trouvé le secret de cette unité mais a compris très tôt que travailler un instrument c’est entreprendre de se libérer du côté technique, que l’apprentissage n’est jamais achevé, que c’est le corps tout entier qui est mis en jeu et qu’un instrument travaille le musicien autant que celui-ci le travaille. Toutes choses qu’on imagine apprises dans la changeante lumière normande, puis au Conservatoire de Paris. Le jeune musicien arrive en 1980 dans la classe de Serge Collot, altiste d’une extrême rigueur, soucieux de transmission, de continuité, à l’aise dans tous les domaines musicaux, et dont l’enseignement se doublera de celui de l’altiste italien Bruno Giuranna, entre 1984 et 1986, à la Hochschule der Künste de Berlin, qui lui apportera une esthétique du geste et l’éventail, le versant italien des couleurs. Caen, Paris, Berlin, Bruxelles, enfin, où Christophe Desjardins entre comme alto solo, au Théâtre de la Monnaie, et se lie d’amitié avec le compositeur Philippe Boesmans qui venait de réaliser une orchestration du Couronnement de Poppée en se donnant tous les moyens d’une orchestration contemporaine, avec notamment maints petits soli d’alto souvent doublés de célesta et de guitare. Rencontre déterminante entre un compositeur vivant et un altiste qui poursuit son chemin vers son propre répertoire : un accomplissement donc, dans lequel entrent les paramètres mystérieux de l’intuition et de la rigueur, du silence comme du goût de l’inconnu qui est une façon de laisser entrer le bruit du monde.
Christophe Desjardins avait déjà abordé le répertoire contemporain sous la férule de Serge Collot, un des pionniers du développement de l’alto avec Boulez (on sait l’importance qu’a cet instrument dans Le Marteau sans maître) et Berio avec sa Sequenza VI, dont Collot est le dédicataire. Si pour Collot il n’y a guère de différence entre le travail sur tel quatuor de Beethoven et celui sur le Livre pour quatuor de Boulez, Christophe Desjardins nuance cette conception : « Musicalement on est le fruit, la somme de sa propre histoire musicale ». Ce propre, c’est dans la création qu’il va désormais le trouver, avec l’ambiguïté éloquente du mot création en français ; quant à l’histoire, elle est celle d’une musique absolument contemporaine, avec tous les échos, reflets et jeux de miroirs transchroniques que suppose cette contemporanéité. L’amitié avec Philippe Boesmans débouche sur l’écriture de Surfing pour alto et ensemble, que Christophe Desjardins crée en 1990 et qui lui fait voir que l’interprète de musique contemporaine se caractérise avant tout par l’absence de références : « Le plus difficile est d’accepter l’inconnu et de se laisser déprimer par la nouveauté : c’est cela qui est créateur », ajoute-t-il en expliquant quelle part de lutte avec soi-même il y a dans le travail sur ces partitions souvent difficiles. Partitions qu’il aborde de façon décisive après les quatre années bruxelloises, en entrant à l’Ensemble intercontemporain, attiré par la nature quasi monastique et heureuse de ce groupe à géométrie variable, par la personnalité de Boulez et par le répertoire qu’il défend. Ce répertoire, Desjardins en donnera des lectures impressionnantes : la Sonate pour alto solo de Bernd Alois Zimmerman, le labyrinthique Einspielung III d’Emmanuel Nunes ou le somptueux Diadèmes de Dalbavie. Des œuvres qu’il suscite, aussi bien : L’Orizonte di Elettra, pour alto et orchestre d’Ivan Fedele (1995), Mémoire de vague, de Denis Cohen (1996), Ishtar de Felix IIbarrondo (1998), …some leaves… de Michael Jarrell et Les Lettres enlacées de Michael Levinas, sans oublier les grands aînés : la version de Messagesquisse de Boulez pour alto solo et 6 altos, Alternatim de Berio pour alto, clarinette et orchestre – le même Berio qui vient de lui proposer de créer la nouvelle version de Naturale pour alto et bande, pièce où l’alto reprend des mélodies populaires siciliennes et où le compositeur souhaite abolir le cadre du concert pour laisser cours à une musique « naturelle ». « Il faut faire le deuil de la carrière d’altiste au répertoire trop restreint », dit Christophe Desjardins en tournant le regard vers les marronniers jaunissants du Luxembourg. Deuil d’une attitude romantique qui faisait du musicien un interprète plus qu’un créateur : cela suppose une dimension tout autre de l’interprétation, une exposition différente du corps du musicien, entre l’ascèse et le plaisir, la solitude du soliste et la fraternité du chambriste, le sentiment de l’éphémère et le souhait de ne pas perdre une miette de la joie que donne la musique, comme si le souci de se manifester en s’abstrayant de tout autre langage donnait à l’altiste l’occasion de réduire le paradoxe du silence et du sonore : paradoxe qui est à la base de l’art pour ce lecteur de Paul Celan ou d’André Du Bouchet. La musique peut construire « une narration indicible », tout comme la parole poétique établir le silence. Cela suppose un risque, la mise en jeu de soi, celle du corps exhibé pendant le concert, la conscience de ce que le public se dit « qu’il va peut-être se passer quelque chose » et qui donne à cette exemplaire carrière d’altiste sa dimension de perpétuelle invention. Il s’agit de convaincre et non de prêcher des convaincus, de créer plutôt que de répliquer indéfiniment. Sans doute le contemporain n’obéit-il pas uniquement au présent ; Christophe Desjardins ne l’ignore pas, lui qui peut regretter par exemple qu’un Dutilleux ou qu’un Carter n’aient pas écrit pour l’alto ; mais c’est la conjonction de sa très haute rigueur et de son mystère qui fait de lui un matinal guetteur, un veilleur aux confins du sonore et du visible, du passé et du présent, dans l’opération inlassable grâce à quoi le sonore et le visible entrent dans un rapport d’échange et de transmutation qui est une des conditions du bonheur pris à la musique.
 
Richard Millet
 
Auteur d’une vingtaine de romans, dont une trilogie consacrée à sa terre natale, le Limousin (La Gloire des Pythre, L’Amour des trois sœurs Piale, Lauve le Pur, aux éditons P.O.L.), et d’un essai (Le Sentiment de la langue, à la Table ronde), c’est dans la musique savante de son temps qu’il trouve « non seulement un encouragement à cette pratique d’écriture si particulière, indéfinissable, en perpétuelle recherche, qu’est le roman, mais aussi matière à réflexion, voire à influence ». Dans son dernier roman, La Voix d’alto, les références aux œuvres musicales, en particulier au répertoire contemporain d’alto, sont autant de jalons dans l’itinéraire intime des personnages. Richard Millet signe également des chroniques consacrées à la musique d’aujourd’hui à France Culture.