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Poésie versus musique : l’art de la mésentente

Grand Angle By Omer Corlaix, le 15/09/1998

Sprich auch du, sprich als lezter, sag deinen Spruch.

Parle, toi aussi, parle le dernier à parler dis ton dire.

Paul Celan, extrait de Shibboleth, trad. Maurice Blanchot, in Anthologie bilingue de la poésie allemande éd. Gallimard © Deutsche Verlags-Anstalt

 
Jalonnés par plusieurs œuvres inspirées de Mallarmé – Gilbert Amy, Pierre Boulez, Denis Cohen, mais aussi Ravel et Hindemith ­– ces trois premiers mois de rentrée sont marqués du sceau de la poésie. D’hier à aujourd’hui, comment l’alliance s’est-elle renouvelée ? Omer Corlaix nous invite à considérer ce travail d’entente, ou de mésentente, entre musique et poésie.
 

Par mésentente on entendra un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre. La mésentente n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais n’entend point la même chose ou n’entend point que l’autre dit la même chose sous le nom de blancheur.

Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995.

 
La relation entre poésie et musique fut vécue sur le mode de « l’impensée » philoso­phique jusqu’à la réforme wagnérienne. Elle eut pour principal effet d’amener Stéphane Mallarmé à interroger les fondations « épistémiques » du vers. Les poètes français, de Baudelaire à Mallarmé, furent les premiers à entendre le potentiel révolu­tionnaire du discours de Richard Wagner. De leur côté, les musiciens ne comprirent pas l’importance des enjeux, à l’exception de Claude Debussy. Outre-Rhin, Arnold Schoenberg fut un des rares compositeurs avec Paul Hindemith à vouloir donner une réponse rationnelle au défi wagnérien. Si le premier, Arnold Schoenberg, refondit la musique à partir des douze notes de la gamme chromatique réunies dans une série n’obéissant plus aux règles tonales, le second, Paul Hindemith, délia la syntaxe tona­le de son support expressif.
L’oubli de la pensée de Mallarmé pendant l’entre-deux-guerres se traduisit en France par un retour à la tradition mélodiste. La seconde guerre mondiale radicalisa les enjeux esthétiques qui couvaient depuis 1885 ; la poésie fut mise en accusation : que pouvait-elle encore nous dire après Auschwitz !
 
Une altérité fondamentale
La chanson française à la Renaissance, l’air de cour au XVIIe siècle et la mélodie sous la Troisième République sont trois formes musicales qui réunissent poésie et musique dans un même geste. Celles-ci évoquent dans l’imaginaire des auditeurs ce temps ori­ginel décrit par Jean-Jacques Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues où « autour des fontaines […], les premiers discours furent les premières chansons : les retours périodiques et mesurés du rythme, les inflexions mélodieuses des accents, firent naître la poésie avec la langue, ou plutôt tout cela n’était que la langue même pour ces heureux climats et ces heureux temps, où les seuls besoins pressants qui demandaient le concours d’autrui étaient ceux que le cœur faisait naître ». Temps mythique où langue et musique vivaient d’un commun accord. C’est avec Richard Wagner, dans la seconde partie du XIXe siècle, que furent posées les bases d’une mésentente durable entre poésie et musique : « Là où l’un de ces arts atteignait à des limites infranchissables, commençait aussitôt, avec la plus rigoureuse exactitude, la sphère d’action de l’autre […]. Toute tentative de rendre avec les moyens de l’un d’eux ce qui ne saurait être rendu que par les deux ensemble, devait fatalement conduire à l’obscurité, à la confusion d’abord, et ensuite, à la dégénérescence et à la corruption de chaque art en particulier. »
Du constat de cette altérité fondamentale entre les deux arts – poésie et musique – Charles Baudelaire, dans son article Richard Wagner et Tannhäuser (1861), déduisit une nouvelle poétique. Elle prit véritablement forme autour des années 1885 avec Stéphane Mallarmé qui réitéra l’analyse de Baudelaire dans un article dédié, lui aussi, à Richard Wagner. Il marquait l’opposition radicale entre le leitmotiv wagnérien et l’aria : « Une musique qui n’a de cet art que l’observance des lois très complexes, seulement d’abord le flottant et l’infus, confond les couleurs et les lignes du per­sonnage avec les timbres et les thèmes en une ambiance plus riche de Rêverie que tout air d’ici-bas, déité costumée aux invisibles plis d’un tissu d’accords. » Sa réflexion antici­pait un autre écrit, publié un mois plus tard, Crise de vers. Article bilan, écrit à la mort de Victor Hugo, qui n’est pas sans rappeler le non moins célèbre écrit de Pierre Boulez, Schoenberg est mort. Mallarmé fit le constat que « le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre. » Cette rupture « avec l’en­chantement donné à la rime » – cette « dissolution […] du nombre officiel » –, ouvre sur une nouvelle alternative à la poésie : soit le vers libre avec son mètre irrégulier, soit la dissolution du vers dans la musique telle qu’il le rappelle dans ce même article : « La Musique rejoint le vers pour former, depuis Wagner, la Poésie. » L’enjeu en fait est la survie ou non de la poésie. La fascination que procura l’œuvre dramatique de Richard Wagner chez les poètes français comme Baudelaire et Mallarmé eut pour conséquence paradoxale de les amener à prendre leurs distances vis-à-vis de la musique. Au lieu de se rapprocher de celle-ci, les poètes s’en éloignèrent. Si l’Après-­midi d’un faune en 1883 préfigura Crise de vers, Claude Debussy fut le seul com­positeur qui dans le « poème symphonique » qu’il réalisa en 1895 comprit le sens du malentendu. La version dansée du Prélude à l’Après-midi d’un faune, créée en 1913, que réalisa Nijinsky pour les Ballets Russes, alla dans la même direction que celle inaugurée par Mallarmé pour la poésie puis par Debussy pour la musique. Nijinsky dans ce ballet crée un nouveau langage chorégraphique en rupture avec le ballet romantique.
Il fallut le choc de la première guerre mondiale pour voir apparaître une autre géné­ration de poètes et de compositeurs célébrant une nouvelle alliance entre poésie et musique se caractérisant par un retour à l’esthétique du Parnasse. Jean Cocteau et Igor Stravinsky en furent les chantres. Après une courte période de contestation radicale avec le dadaïsme, le surréalisme, en redécouvrant Les Chants de Maldoror de Lautréamont, élargit le réel poétique au rêve. Mais progressivement l’esprit de contestation qui les animait dans l’immédiate après-guerre s’assagit. Cette période se caractérise par un retour à l’ut poesis de l’âge pré-baroque où « la musique [était] au même titre que la poésie [était] musique » (Orazio Vecchi) qu’illustrèrent avec brio Paul Eluard et Francis Poulenc.
 
Sauvegarder l’entente du texte ?
La Seconde guerre mondiale va raviver la crise du vers. Le modèle néoclassique, métaphore de cette Europe des Lumières avant la tourmente révolutionnaire, tout comme le surréalisme et son ombre portée liée à la redécouverte de l’œuvre du marquis de Sade, disparurent du paysage culturel. Une nouvelle poésie plus en phase avec l’effondrement de la civilisation européenne fit son apparition dans la Résistance, qu’illustra entre autres la personnalité de René Char dans Fureur et mys­tère. C’est le retour sur la scène culturelle de Mallarmé, dont la réflexion poétique redevient d’actualité. Pierre Boulez, après avoir mis en musique plusieurs textes de René Char – Le Visage nuptial (1946-1952, révisé en 1988), Le Soleil des Eaux (1948, révisé en 1958 puis en 1965) et Le Marteau sans maître (1953-1955) – relan­ça en 1962 à Donaueschingen le débat esquissé au siècle dernier par Baudelaire et Mallarmé entre poésie et musique. Après une exploration des liens institutionnels ayant existé entre musique et poésie, Pierre Boulez en arrive, dans cette conféren­ce intitulée Poésie – centre et absence – musique, à la question sous-jacente du com­positeur face à la problématique posée par Baudelaire et Mallarmé : « Est-il possible de sauvegarder l’entente du texte ? » Puis, plus loin, dans le même texte, au détour d’une phrase, la réponse surgit comme une déflagration : « Le temps du mot, par le seul fait de l’émission, est étranger au temps du son ». Dès lors, le compositeur redevient « libre » dans le traitement sonore qu’il souhaite apporter à un poème. Dès lors, à la « lecture en musique » répond en écho au compositeur l’injonction de Mallarmé faite au poète dans Crise de vers : « Cette visée, je la dis Transposition – Structure, une autre. » Cette mésentente confirmée entre texte et musique au début des années soixante permit l’appa­rition sonore de « l’être-voix », que préfiguraient déjà les cris d’Antonin Artaud du Pour en finir avec le jugement de Dieu (1948) aux Récitations (1978) de Georges Aperghis en passant par Visage (1962) de Luciano Berio. Cet « être-voix » prend sa source dans le modèle inauguré par Giulio Caccini à l’orée du XVIIe siècle. Parallèlement à cette découverte, l’Occident découvre les différentes vocalités qui constituent le genre humain.
Depuis le début des années quatre-vingt, à la suite de ce mouve­ment d’élargissement de l’horizon vocal, poésie et musique sem­blent vouloir inscrire leur trace dans un même sillon, ainsi que le démontrent les rencontres entre poètes et compositeurs à l’Abbaye de Royaumont autour de Voix nouvelles, et comme l’illustre 1’ « œuvre commune » du compositeur Gérard Pesson et du poète Pierre Alféri, Sur-le-champ (1994). S’il fallait dater ce mouvement de conjonction, il serait contemporain de la redécouverte du rythme comme expression de la réincorporation de la voix dans le poème, ainsi que l’exprime Henri Meschonnic dans son ouvrage La Rime et la vie (Verdier, 1989) : « […] Le rythme est dans le langage l’inscrip­tion de l’homme réellement en train de parler. » Le rythme serait « le corps du sens » (Bernard Noël), ce qui fait jointure entre langue et poésie. Celle-ci redevient « le faire fait au langage lorsqu’il le parfait en son être, qui est l’accès au sens » (Jean-Luc Nancy, Résistance de la poésie, Faire la poésie, La Pharmacie de Platon, William Blacke & co/Art & arts, 1997).
 
« L’injonction de lier»
Le poète Paul Celan (1920-1950) serait, lui, cette voix singulière sur­vivante du drame de la Shoa ayant mis à mal les fondations humanistes de l’Occident chrétien. Il est le poète qui, de ses multiples appartenances, sut maintenir « l’injonction de lier » (Daniel Payot, L’objet-fibule, L’Harmattan, 1997) en résistant aux forces centripètes de la « dispersion infinie » (op. cit.). Il est le poète qui articula « dans l’hétérogène, depuis la dispersion du sens et pour que ses hétérotopies ne reviennent pas au même » (op. cit.). Héritier tout autant de Rilke que de Mallarmé ou de Mandelstam, juif germanophone, il vécut principalement en France. Sa poésie est un lyrisme de l’épure. Il est le poète qui réconcilie langue et poésie dans un même corps textuel. La destruction du corps poétique vient ici à buter sur la mémoire du corps propre morcelé par les guerres civiles euro­péennes. Paul Celan a fait du poème le lieu d’où surgit l’écho de l’ultime spasme de la parole échue. Avec des poètes comme André du Bouchet et Yves Bonnefoy, une nouvelle poésie s’imposa en France dans son sillage. Il assemble la communauté des compositeurs dans une même célébration, de Giya Kancheli (Psalm), aux Michael Nymann (Six Celan songs), Aribert Reimann (Eingedunkelt, …), Heinz Holliger (Psalm), Harrison Birtwistle (Three Settings of Celan), André Boucourechliev (Lit de neige), Antoine Bonnet (Nachtstrahl), Gualtiero Dazzi (Lichtzwang)… L’itinéraire de Paul Celan, ainsi que le fut celui d’Heinrich Heine au siècle précédent, aura été en ce siècle le destin incarné de la poé­sie européenne.
Nous aimerions conclure sur les mots du philosophe Jean­-Luc Nancy : « Et s’il fut dit qu’après Auschwitz la poésie était impossible, puis au rebours qu’elle était après Auschwitz nécessaire, c’est précisément de la poésie qu’il parut néces­saire de dire l’une et l’autre chose. »
Omer Corlaix
 

Pierre Boulez, Si je pense à René Char

Il arrive que les découvertes essentielles à votre définition vous prennent au dépourvu, agressent votre souffle ; elles causent un ravage irrémédiable, requis et désiré dans l’instant même où elles vous cinglent. Vous ne pouvez pas imaginer que cette catastrophe ne se soit pas produite à ce moment précis où vous ne l’attendiez pas. Vous fixez sans grande attention les yeux sur des poèmes dans une page de journal et voilà, vous vous êtes reconnu: ce para­graphe fulgurant subitement là, devant vous, il semble tout à la fois vous déposséder de vous-même et agrandir votre capacité, votre prise et votre pouvoir au-delà de ce à quoi vous avez jusqu’à présent songé. Cette formule vous concerne sans compromis possible, vous interroge dans l’abîme de votre repli et ne recèle pourtant aucune question dont vous ne vous sentiez déjà le détenteur : elle vous révèle, vous transmute en votre identification abso­lue. J’en étais responsable avant de la connaître ; la connaissant, elle me rend responsable de moi et de cette nébuleuse qui n’est pas encore moi. On peut bien s’arro­ger le loisir de définir les affinités, dans le repos et le relâ­chement de la réflexion ; mais cette détonation, puis ce silence en soi qui s’agrandit au-delà de toute estimation, puis cette force incoercible et cette brutalité qui vous pro­jettent hors des limites perçues soudain inacceptables, rares, rares sont les face-à-face capables de les déclen­cher. Quel don inestimable que cette involontaire commo­tion ! Elle vous apprend l’exigence fondamentale, imprime en vous l’exactitude et la rectitude, elle chahute et chavire vos points cardinaux; elle n’assujettit point, mais libère une énergie sauva­ge, joyeuse, enivrée de sa neuve existence. Pour sûr, cela est juvénile, cela doit l’être ! Le temps du miroir viendra bien assez tôt. Car cette commotion, originellement provoquée par l’autre, il ne faut plus l’attendre que de vous-même. Mais il reste le signal puissant de cet émetteur au loin que vous rece­vez par pulsions, la confiance et l’alliance renouvelées par le pacte silencieux et souverain de l’œuvre qui s’élabore et se mul­tiplie. Le rapport n’est plus, ne peut plus être l’éblouissement premier, mais il s’aiguise, s’affine et se transforme en coïnci­dence profonde indépendante d’aucun instant. La vérification est superflue ; la présence se détecte partout et nulle part. La relation s’est insensiblement transfigurée : il y a cette impulsion au centre de votre propre prolifération. Non, ce n’était pas deux narrations pour un temps superposées ; non, ce n’était pas une greffe, ou une osmose ; non, ce n’était pas une onde porteuse. Il s’agit bien d’une permanente transgression de la limite et de la substance.

Pierre Boulez, © Libération 24 juin 1983

 

René Char, Entre la prairie et le laurier

La musique, récemment encore, ne se liait véritablement avec la poésie ­ou l’inverse – que parce que l’une des deux, dès la première mesure, était battue et complètement assujettie à l’autre. Elle devenait sa doublure, sa monture, si bien que ces deux grands, intarissables et différents mystères, poésie et musique, ne consentaient à apparaître côte à côte que pour faire courir un sourire de commisération sur les lèvres venues pour savourer… La réussite de Don Giovanni – livret et partition –, de Pelléas et Mélisande, exceptionnellement, apportait un démenti à cette obligation. La tumul­tueuse unité, la féconde camaraderie était donc possible ! Elle n’était jus­qu’alors qu’indiquée, mais ne sachant que filer sur des voies parallèles. Berg, Webern, Schoenberg, Bartók allaient poser les premiers greffons et provoquer des générations inconnues. Aujourd’hui, à l’égal de ces puis­sants révolutionnaires, on nous invite à valider la conquête, à la mener plus avant, à tresser nos sèves ensemble. Soyons attentifs. Entre la prairie et le laurier, là où se concasse la pierre d’âme, se lève une nouvelle aventure ter­restre. La poésie de notre temps doit l’entendre et participer.

René Char, 30 novembre 1953, recueilli dans Dans l’atelier du poète. Edition établie par Marie-Claude Char. Collection Quarto. © Gallimard

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Extrait d’Accents n°6 – septembre-décembre 1998