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Le lieu théâtral : une esthétique en acte

Grand Angle By Georges Banu, le 15/05/1998

L’espace n’est pas un hochet, un supplément d’âme pour compositeurs en mal de ressources, mais un véritable élément structurant. Nunes le vision­naire nous le dit, comme Kagel aussi, à sa manière, déjà, il y a plus de 20 ans. Mais l’espace est vaste ! Intérieur, hors champ, acoustique, symbolique, comment apprécier sa force et sa pertinence dans la musique qui s’écrit aujourd’hui ? Il nous a semblé qu’interrogeant le théâtre, nous saisirions mieux cette «nouvelle » dimension musicale. André Bazin, dans son Qu’est-ce que le cinéma ?, s’interrogeait sur la fonction du cadre au cinéma, autrement dit sur les différences entre les modes de perception de l’espace mis en jeu par ces deux arts. Espace du contigu et du continu au cinéma, où le cadre et le hors cadre se raccordent virtuellement à l’infini dans la conscience du spectateur. Espace « centrifu­ge » auquel s’opposerait l’espace « centripète » du théâtre, qui suppose une convergence essentielle (les coulisses n’appartiennent pas à l’événement théâtral). Une telle confrontation tente d’articuler deux genres où l’espace est indexé à la vision. Qu’en est-il lorsque la comparaison doit prendre en compte des perceptions d’ordre différent ? Toute analogie entre les genres a ses limites : désignant les reflets, les échos, elle traduit aussi les écarts, les différences. Mais elle a cette vertu de mettre l’es­prit en mouvement. Parions qu’ici, elle nous per­mettra de mieux approcher cette donnée fonda­mentale pour la musique d’aujourd’hui : l’espace. Car c’est sans doute toute la question de la modernité au théâtre qui s’y trouve convoquée, et les multiples tenta­tives pour libérer celui-ci d’une tra­dition qui l’avait subordonné à l’es­pace perspectif de la représentation picturale. Des tréteaux nus de Jacques Copeau à l’espace vide de Peter Brook, en passant par l’espace vierge poly­centrique d’Artaud, il s’est agi de décharger l’espace scénique d’une fonction trop pesante du regard, pour l’ouvrir à une dimension poétique réhabilitant les pouvoirs de la voix et du corps, ou à une dimension purement mentale, comme chez Beckett, que des compositeurs comme Kurtág ont cherché à relayer dans le domaine musical.
Mais c’est surtout dans une gestion nouvelle, dans le déplacement de la fron­tière entre ceux qui jouent et ceux qui voient et écoutent que théâtre et musique semblent s’interroger mutuellement : les Polytopes de Xenakis, ou ses concerts dans une Salle Wagram plus proche du ring de boxe que du théâtre à l’italienne, les architectures sonores de Stockhausen pour l’exposi­tion universelle d’Osaka, dans leur redistribution spatiale, sont à rapprocher des expériences de Mnouchkine ou Ronconi. Georges Banu, directeur artis­tique de l’Académie expérimentale des théâtres, montre bien que cette fron­tière « sémiologique » demeure un enjeu premier, et qu’elle passe d’abord par le corps du participant. La présence du corps de l’interprète qu’un Kagel fera intervenir comme paramètre premier d’une redéfinition de la relation de l’écoute est ici à rapprocher de ce que Banu nomme la « proximité nécessaire ».
Véronique Brindeau
 
 
Lieu et vision
La question du lieu est essentielle. Et rappelons que, si surprenant que cela puisse paraître, cette assertion préliminaire, l’opéra l’imposa en premier. Le renouveau wag­nérien – le maître en avait conscience, et il ne cessa pas de défendre l’idée – passe par Bayreuth : là-bas, un lieu, repensé de fond en comble, devait servir de foyer à un autre mode de rassemblement et aussi disposer d’une manière inédite les sources sonores dans l’espace.
Wagner procède à la fracture de la tradition à l’heure même où, à Paris, Garnier, pour une dernière fois, l’exaltait. Symptomatique jeu de balancier ! L’un dressait sur la marge le foyer indispensable à une œuvre dont le programme esthétique se propo­sait de révolutionner le genre, tandis que l’autre élevait au cœur même de l’Europe d’alors le temple du genre hérité. Cette opposition édifiante confirme la relation qui s’instaure sur le mode du rejet ou de l’accord avec le lieu préétabli, selon la nature aussi bien que l’envergure de l’aventure envisagée. Wagner le confirme. Mais, principe phare, la restructuration du lieu répondait chez lui à une nécessité esthétique déjà formulée dans ses grandes lignes. Bayreuth n’est pas un préalable, mais un terme. Motif pour lequel, outre la radicalité des mutations architecturales accomplies, ce défi prend le sens d’un acte fondateur. D’abord préciser le désir et ensuite seulement bâtir.
Plus tard, sur les marges aussi, mais à Paris cette fois-ci, André Antoine va engager lui aussi la mise en cause du lieu légué par le passé. Le procès, cette fois-ci plus modeste, s’attaque surtout aux vieux dispositifs de réception du spec­tacle. Ils contrarient l’appétit de démocratisation qui habite Antoine, artiste rattaché au naturalisme, artiste soucieux d’assurer une visibilité paritaire à la salle tout entière. Point d’exclus, guère de privilèges ! Le metteur en scène français nourrit son discours de la vision sociale inspirée par Zola. Penser le monde avant de s’attaquer au lieu, un second principe. Ainsi seulement, critiques et modifications envisagées s’accordent avec une perspective plus large : elle déborde le théâtre et en même temps le nourrit. Comme des vases communicants.
Un autre exemple, lui aussi éclairant, mérite d’être évoqué. L’exemple du théâtre total projeté, et jamais accompli, par, d’un côté, Erwin Piscator, metteur en scène politiquement engagé et de l’autre Walter Gropius, architecte animateur du Bauhaus. Tous deux avouent leur désir commun de l’ordre régnant afin de réorganiser le monde et ses hiérar­chies. Rien ne doit plus se présenter comme immuable ; le mouvement, aussi bien politique qu’artistique, s’érige en loi du siècle pour Piscator et Gropius. Parce qu’ils pensent ainsi – aujourd’hui cela est clair – ils élaborent ensemble le modèle architectural qui va marquer toutes les solutions ultérieures. Il s’agissait d’imaginer le lieu comme une sorte d’œuf primordial au sein duquel les rapports entre le blanc et le jaune devaient rester mouvants, figuration métapho­rique des rapports salle-scène désormais plus jamais défini­tifs. La transformabilité, vœu théâtral qui trouve ainsi sa première formulation explicite, fut d’abord, pour Piscator et Gropius, un principe de pensée politique appliquée. Toutes les deux utopiques, elles resteront également inachevées. Une même déception les lie.
Admettons cette évidence : le lieu a à voir avec une vision du monde dont, pour paraphraser Shakespeare, il fournit la vision condensée. Si l’on retourne ce développement, une hypothèse provocatrice pourrait se formuler ainsi : la portée d’une pensée théâtrale se mesure à l’aune du lieu. C’est lui qui la fixe et la condense, comme jadis dans les techniques mises au point par l’art de la mémoire. Ainsi la Cour du palais des Papes n’est-elle pas le foyer spatial du grand pro­jet vilarien ? C’est René Char, semble-t-il, qui la lui a fait découvrir, mais c’est Vilar qui l’a adoptée. Elle lui a permis de conforter son programme implicite de pacification d’un peuple divisé par la guerre. La Cour réconcilie parce qu’elle renvoie à un acquiescement du passé grâce à la figure emblématique du Mur et en même temps permet la plongée dans la nuit proven­çale réunificatrice. Le lieu, animé par les vertus de représentation vilarienne, invitait à surmonter les fêlures de la nation. La Cour du palais des Papes regorge d’un pro­gramme autrement plus vaste que le théâtre lui-même… et c’est parce que l’on s’en est éloigné aujourd’hui que les artistes éprouvent cet espace comme un poids. Ils n’ont plus à réconcilier un public avec son histoire, ils cherchent seulement à séduire des spectateurs.
Artaud, à l’opposé de Piscator et Gropius, a amorcé, contre ce que l’on a appelé plus tard la solution des architectes préoccupés par l’élévation de nouveaux bâtiments, la solution des gens de théâtre en invitant à l’occupation d’un espace vierge poly­centrique. Sans séparation, ni endroits théâtralement qualifiés, pour le jeu ou pour l’écoute, le lieu se présente comme une étendue vierge chaque fois redistribuée par l’action dramatique accomplie. Ainsi elle se convertit en territoire provisoirement délimité. Jerzy Grotowski, au fin fond de la Pologne, à Wroclav, a pu accomplir ce programme où le remodelage du lieu, sa sculpture provisoire, faisait l’impasse sur la technologie pour s’appuyer sur la modestie des accessoires du théâtre. Ils assuraient la plasticité du lieu. Lieu où, selon les convictions d’Artaud ou Grotowski, l’essence de l’homme devait l’emporter sur son histoire. Une fois encore, nous sommes confortés dans la même idée : l’espace, lorsqu’il parvient à constituer un modèle du renouveau, s’appuie sur une vision qui déborde l’activité théâtrale tout court. Il apporte la réponse à une vision et une attente qui concernent le théâtre dans ses rapports avec le monde.
 
La proximité nécessaire
Tout art menacé, pareil à un gibier traqué, cherche désespérément des solutions de survie et débusque des refuges de secours. Ainsi le théâtre qui, dans les années trente, concurrencé par le cinéma, trouve sa légitimité dans la présence physique de comédiens, absente à jamais de tout écran. Dès lors cette coexistence des corps dans le même espace s’érige en domaine privé singulier et les artistes de la scène décident de l’exploiter systématiquement. Pareille découverte entraîne des muta­tions sur le plan de l’espace qui désormais sera appelé à satisfaire de plus en plus une exigence commune : rapprocher. C’est seulement ainsi que la présence phy­sique des comédiens peut mettre à profit toutes ses ressources d’attrait, voire même de séduction.
Etre près, voilà ce que par-dessus tout l’on cherche. Et pour y parvenir les réponses vont se multiplier, elles passent de la suppression de la rampe, seuil autrefois infranchissable, à l’explosion même de l’unité du cube scénique. Nous passons, selon l’expression d’Etienne Souriau, à une esthétique de la sphère. Atomisé, le cube, surtout dans les années soixante, perd son pouvoir centripète et laisse la place à des espaces de jeu multiples où acteurs et spectateurs parviennent à nouer une relation d’intimité inespérée auparavant. Ils se touchent presque, et ainsi l’on peut saisir la brillance d’un regard ou les perles de sueur, la blancheur de la peau ou la commissure des lèvres. L’acteur livre son portrait physique à l’heure où le théâtre entre dans l’ère du rapprochement maximal.
Pareille proximité ne peut qu’engendrer des transformations du jeu qui, selon certains, doit désormais s’inspirer de l’économie cinématographique. La proximité fraîchement acquise entraînerait un déficit de théâtralité synonyme d’expression retenue, mue par le souhait de l’organique et du naturel. Le jeu se décline alors à la première personne pour prendre le plus souvent la couleur de l’aveu, voire même de la confession. Sans cela, l’authenticité de la relation avec les spectateurs semblait péricliter et un autre fossé risquait de se creuser… C’est à pareille crainte qu’entendit se dérober Antoine Vitez lorsqu’il monta Phèdre au milieu des années 70 en plaçant les comédiens au plus près d’un public restreint mais sans leur retirer pour autant l’étrangeté. Il développa alors la conviction originale selon laquelle la proximité ne réclame pas exclusivement le minimalisme de l’expression ludique, bien au contraire, car, dit-il, la fascination appelle l’étonnement produit par des acteurs qui surgissent tels des insectes ambrés issus d’un imaginaire archaïque. Ainsi s’installe la distance extrême au sein même de l’intimité absolue. Le déficit de théâtralité fait place à son excroissance. Cette dichotomie mérite d’être évoquée afin de fuir la conviction commune selon laquelle la proximité finit par imposer toujours les contraintes du jeu cinématographique. Le jeu de près. Cette conviction a animé les grandes aventures théâtrales de l’époque, car Mnouchkine ou Grotowski, tout en rapprochant acteurs et spectateurs, n’ont pas sacrifié pour autant la théâtralité du jeu. Son évidence explicite. Ils l’ont affirmée et non pas dissimulée, car, sinon, la proximité qui souhaite réduire les potentialités expressives du jeu au nom d’une vérité inspirée par l’écran aurait été pour le théâtre l’équivalent d’une illusoire victoire à la Pyrrhus. La tension évoquée intéresse l’opéra au plus haut point car lorsque les chanteurs – cas tout de même peu fréquent – surgissent à côté des spec­tateurs, on se trouve confronté encore plus au même dilemme. Le chant installe la distance… A cet égard, l’aventure brookienne avec La tragédie de Carmen reste exemplaire : la proximité n’annulait pas la différence qui nous séparait des interprètes, mais, eux, parce qu’ils parvenaient à chanter au plus près de nous en adoptant des postures corporelles en rien artificielles, nous entraînaient dans une expérience, pour Brook, de la « vie concen­trée ». Une vie dont l’intensité de l’expérience vécue semblait convertir les paroles en chant… ce dont je ne peux plus parler je dois le chanter!
Le théâtre à l’italienne a forgé son identité sur la cage qui focalise les éner­gies, captive les regards. Elle exerce son pouvoir au pacte de clôture qui la sépare des spectateurs placés de l’autre côté… Deux mondes isolés et qui pourtant communiquent imaginairement par delà tout ce qui les sépare. Nombreux furent les metteurs en scène qui ont engagé le combat avec ce pacte de clôture dont ils ont fait voler en éclats les clauses. Luca Ronconi avec Orlando furioso, Ariane Mnouchkine avec 1789, à la fin des années soixante ; le Living Theater, à la même période, et tant d’autres aussi ont conçu l’acte théâtral comme sous l’effet d’une explosion qui lui permet de se disséminer afin de surgir parmi les spectateurs eux-mêmes. Il devient, selon le vieux vœu d’Artaud, polycentrique. Le spectacle réclame une constante réorientation du regard et une relativisation des rapports chaque fois à redéfinir. Le pacte de clôture ainsi désagrégé, il fallait rester en état d’alerte afin de profiter de la surprise de chaque apparition autant que du contact direct avec ces êtres qui tout de même se livrent à une autre action, le jeu, et appartiennent à un autre univers, la fiction.
Mais ce que le théâtre a pu développer à une certaine époque fut plutôt interdit à l’opéra pour des raisons propres : l’orchestre et le chef. Il y eut, certes, manipulation des chœurs, dissimulés dans les coulisses, haut perchés sur des balcons, immobilisés dans la fosse : mais ils restaient toujours dans la cage. Son enceinte fut rarement fissurée par des apparitions dans les loges d’avant-scène ou des traversées rapides au-des­sus de l’ « abyme mystique ». Les brisures radicales furent peu nombreuses, car la pratique ne s’est jamais généra­lisée comme au théâtre. Ce fut un événement lorsque pour le célèbre Voyage à Reims de Rossini, Luca Ronconi fit entrer par la salle les personnages qui d’abord avaient envahi la place de la Scala, invasion transmise dans la salle par un circuit intérieur de télévision. Ainsi le dedans et le dehors se reliaient… Plus récemment, bien que de manière parcimonieuse, le surgissement de quelques choristes et instrumentistes au second balcon du Châtelet dans la mise en scène de Sellars avec Le Grand Macabre suscitait une légère effervescence. Ce qui au théâtre a déjà échoué en solution galvaudée, intéresse encore ici en raison de la difficulté d’exécution : le musi­cien se prépare, installe son pupitre, pose sa partition. Là où il suffit à l’acteur d’arriver, il y a pour le chanteur un défi autrement plus compliqué à relever. Les contraintes ne sont pas les mêmes et la nature de l’intervention dif­fère : l’opéra ne pourra jamais égaler la liberté du théâtre. La cage lui est encore plus indispensable pour s’épanouir.
 
Des artistes comme Georges Aperghis ou Heiner Goebbels ont en revanche fondé leur quête d’un « théâtre musical » sur la volonté de faire voler en éclats l’ancienne distribution des espaces réservés aux acteurs et au public. Chez eux, le son perd la cen­tralité d’un seul foyer d’émission et, ainsi fragmenté, apporte la preuve que la solution spatiale adoptée s’ac­corde avec l’univers mental de l’artiste et se présente comme chargée de forts pouvoirs structurants. D’une cer­taine manière, le dispositif scénogra­phique dans le sens ancien du terme perd sa pertinence et tout s’organise autour de la relation entre le plateau et la salle, relation qui, dans ce cas, fait l’économie de l’ancienne « coupu­re sémiologique » qu’était la rampe. Après avoir exploré des lieux non institutionnels, ils se rapprochent de la démarche que mènent au théâtre Claude Régy et Daniel Jeanneteau : ils ne quittent plus les lieux et n’arpentent plus la ville afin d’occuper des espaces inhabituels. Non, le renouveau vient de l’intérieur, un intérieur constam­ment remodelé, car ils s’emploient à décliner les diffé­rents degrés de cette proximité qui fonde aujourd’hui bon nombre de spectacles vivants. C’est ainsi qu’ils cher­chent à faire de la réception une expérience du vécu. Une aventure dispersée et locale. Une aventure à même de fonder, pour reprendre le terme de Serge Moscovici, une « minorité active ». Elle s’accomplit dans un espace vide qui brise les habitudes anciennes et pour se présen­ter comme dynamique et modulable, espace à éprouver et à explorer.
Georges Banu
 
 

Lemmes par Emmanuel Nunes

(…) Comme je l’ai dit ailleurs, la vieille habitude que j’ai de placer et d’orienter de deux à huit haut-par­leurs pour diffuser des bandes magnétiques devant se mélanger aux parties instrumentales, cette habi­tude m’a procuré, avant tout essai sonore, la possi­bilité d’une perception des différents volumes d’un lieu, comme si l’air contenu dans ces volumes apportait déjà un minimum d’informations sur les humeurs du lieu. Cette première étape est une scru­tation de l’espace du lieu, souvent et intentionnel­lement sans aucune contrepartie sonore, si ce n’est, justement, une appréhension diversifiée de l’air. À cela s’ajoutera une sorte de triangulation empi­rique des surfaces et de leurs déclivités.

La scrutation de l’espace du lieu se transmutera en écoute.

La propagation d’un son qui n’appartient pas au lieu ira infléchir la scrutation et approfondir l’écoute.

Enfin, il faudra, par cette écoute, développer la capacité de sélec­tion et de mise en valeur des caractéristiques acoustiques du lieu en fonction des objectifs musicaux et des priorités qu’ils imposent. L’espace du lieu serait son équation sonore lors de sa mise en vibration par le son qui ne lui appartient pas et dont les caracté­ristiques ne présentent à proprement parler aucune intention musicale.

La spatialité du lieu ne lui appartiendrait qu’en partie, car elle serait empreinte de l’inflexion causée délibérément par le rayon­nement instrumental, par son traitement informatique en temps réel, et notamment par la spatialisation, laquelle est donnée par les haut-parleurs.

Ainsi la totalité du flux sonore, sa métamorphose à travers l’en­vironnement informatique et l’emplacement musicalement orienté des haut-parleurs greffent un espace composé dans l’es­pace du lieu.

Il est un questionnement, concernant la spatialisation telle que je la conçois, que l’on pourrait aborder par le biais de sa fonc­tion, de sa corrélation avec les autres dimensions (hauteurs, ryth­me, temps, timbre, intensités, etc.) et d’une éventuelle hiérar­chie de ses rapports à chacune d’elles.

Ma réflexion à ce sujet s’est toujours ancrée dans un phénomè­ne très ancien de la musique occidentale, celui de la fixation par l’écriture d’un « nouveau » paramètre.

Par exemple : les intensités, depuis Bach jusqu’à Webern et après, en passant par Haydn, Beethoven, Chopin, Wagner, Mahler et Debussy. Ou bien : pour ce qui est du timbre, et pra­tiquement depuis le Moyen Âge, la détermination lente et pro­gressive d’un instrumentarium préétabli, en se « désorbitant » peu à peu de la musique vocale par la consti­tution de différents ensembles fixes, le tout menant à une autonomie croissante de l’écriture instrumentale.

Dans un même ordre d’idées, on pourrait encore envisager, selon les époques, l’aspect de l’échange de responsabilités entre le développement mélodique / harmonique et l’ensemble de la construction rythmique ; par exemple, de Josquin à Mozart. Ne s’agissant plus ici de la fixation d’un « nouveau » paramètre, on est néanmoins en présence de changements subtils de la hiérarchie relative des deux dimensions, au sein même de la conception ; ces changements jouent un rôle déterminant dans la cristallisation d’un style.

Il va sans dire que les trois exemples se présentent ici sous une forme forcément trop sommaire. J’ai tenu cependant à les donner, car je suis convaincu d’une certaine similarité de ces phénomènes en regard, et des fonctions musicales de la spatialisa­tion telle que je l’entends, et de la diversité de ses rapports aux autres dimensions. L’introduction et surtout la systématisation d’une « nouvelle » dimension ont comme passage obligé une simplicité manifeste : l’alternance binaire gauche / droite depuis les années cinquante n’est en soi ni plus ni moins musicale que l’al­ternance forte / piano des époques d’avant le baroque jusqu’à Mozart.

L’impact d’une giration qui se creuse autour de l’auditeur n’est en soi ni plus ni moins musicale que la fissure taillée dans le discours harmonique par un subit amoncellement d’octaves tel qu’il existe dans des symphonies de Beethoven ou même chez Haydn.

Si on regarde maintenant du côté de certains phénomènes plus complexes, la « scintillation » sonore due à une intense dissémination dans l’espace, soutenue par la superposition de plusieurs rythmes de spatialisation à hautes vitesses, cette « scintillation » n’est en soi ni plus ni moins musicale que, dans certaines pages de Ravel, une superposition orchestrée de formants rythmiques – de timbres et de registres – soutenue par une évolution harmonique extrêmement lente et donnant naissance à un scintillement inouï.

En soi, cela veut dire que n’importe quelle mise en œuvre d’un « nouveau » para­mètre au sein même de l’écriture, qu’elle soit simple ou complexe, ne trouve sa jus­tification a posteriori que dans la mesure où l’équation des autres paramètres se transforme progressivement, où elle infléchit un tant soit peu le contexte musical. Par ailleurs, il va de soi que l’évocation de la tradition n’est ici qu’un des leviers de ma réflexion, et en aucun cas sa légitimation.

Emmanuel Nunes

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Extrait d’Accents n°5 – mai-juin 1998
Avec l’aimable autorisation de l’Ircam – Centre Georges Pompidou © L’Harmattan, Ircam – Centre Georges Pompidou. In Emmanuel Nunes, Collection Compositeurs d’aujourd’hui, 1998