See menu

La pédagogie à l'Ensemble intercontemporain

Grand Angle By Bruno Serrou, le 29/04/1997

Depuis sa création par Pierre Boulez voilà vingt ans, l’une des préoccupations majeures de l’Ensemble intercontemporain est la formation, tant des futurs professionnels – instrumentistes, chefs d’orchestre ou compositeurs – que d’un plus large public.
 
La pédagogie représente aujourd’hui le tiers de l’activité de l’Intercontemporain. Tout d’abord embryonnaire – quoique omniprésente – cette mission s’est considérablement développée depuis l’implantation de l’Ensemble au cœur de la Cité de la musique, en janvier 1995. Au contact direct et permanent du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP), où une dizaine de ses membres enseignent, et des infrastructures de la Cité de la musique, plus particulièrement du Centre de ressources musique et danse, dont la vocation est la pédagogie et ses dérivés (information, documentation, formation), l’Ensemble a désormais à sa disposition tous les moyens requis pour travailler dans des conditions optimales dignes de musiciens professionnels de haut niveau.
 
De fait, les missions pédagogiques de l’Ensemble intercontemporain ne cessent de se multiplier depuis son installation sur le parc de la Villette, qu’elles soient isolées, ou en partenariat avec le Conservatoire et la Cité de la musique – ou les deux institutions à la fois. « Le programme pédagogique est arrêté d’un commun accord, confie Brigitte Marger, directeur général de la Cité de la musique. Le comité de programmation – qui réunit les directeurs de l’Ensemble, du Conservatoire, du Centre de ressources, les conseillers musicaux de la Cité et moi-même – se réunit deux ou trois fois par an afin d’élaborer les projets en toute collégialité. L’Ensemble et la Cité travaillent conjointement sur des actions ponctuelles mais régulières, étroitement imbriquées dans la programmation de la Cité, la finalité des activités d’éveil, de formation, de vulgarisation étant le concert, auquel elles donnent un plus grand retentissement. Mon vœu est d’organiser à terme des “family concerts” inspirés du modèle de l’Orchestre Symphonique de Londres, qui offre aux jeunes la possibilité de s’associer aux œuvres exécutées en concert et de jouer certains passages avec l’orchestre.» « Ce rapprochement d’institutions comme l’Ensemble intercontemporain, le Conservatoire et la Cité de la musique, note David Robertson, crée une dynamique très forte, même si chacun agit indépendamment l’un de l’autre ». C’est ainsi qu’en 1998, tous les acteurs de la Cité se retrouveront autour d’un projet d’atelier de création sur l’œuvre de Karlheinz Stockhausen.
 
Le champ d’application de l’action pédagogique de l’Ensemble est large : depuis les ateliers de création destinés aux enfants des classes de cours moyens à la Terminale option musique, jusqu’à l’Académie du XXe siècle, qui réunit tous les deux ans des élèves venus de divers conservatoires européens, dûment sélectionnés, en passant par les ateliers pour mélomanes avertis et les master classes dispensées aux étudiants du Conservatoire – compositeurs, chefs d’orchestre, instrumentistes, dont certains participent en tant que musiciens supplémentaires aux concerts de l’Ensemble. « Les relations du Conservatoire avec l’Ensemble intercontemporain sont fortes et nombreuses, s’enthousiasme Marc-Olivier Dupin, directeur du Conservatoire. Les opérations conjointes vont du stage aux concerts. Nos étudiants bénéficient des master classes de David Robertson, de la présence au sein du Conservatoire de son ancien assistant, Pascal Rophé, chargé des sessions avec les orchestres d’élèves et des cours de direction. Avec l’Ensemble proprement dit, nous travaillons sur des opérations plus ponctuelles : par exemple, sur un programme donné, les musiciens servent de “coaches” à nos étudiants pour un travail individuel ou par pupitres, avant de se produire en concert à leurs côtés. Pour l’Académie du XXe siècle, le recrutement se fait sur la base du volontariat à partir d’un certain niveau d’études et sur sélection par les membres de l’Ensemble et de leur directeur. La deuxième édition de ce rendez-vous biennal suscite un très grand intérêt dans l’enceinte du Conservatoire. Mais les places sont plus chères encore qu’en 1995, puisque David Robertson et moi avons souhaité associer la centaine d’établissements membres de l’Association européenne des conservatoires, la dimension internationale étant d’un grand intérêt du point de vue pédagogique comme en termes de recrutement : elle permet de sélectionner la meilleure qualité de jeunes musiciens. Nous n’avons pas souhaité fixer de quota pour les Français car nous avons confiance en leur niveau ! »
 
L’action en faveur des enfants est un véritable défi pour l’avenir. Si l’on en croit les chefs d’orchestre européens placés à la tête d’orchestres nord-américains, comme Esa-Pekka Salonen ou Christoph von Dohnanyi, la désertification des salles de concert est un risque majeur auquel les musiciens européens doivent s’attendre à plus ou moins brève échéance si aucune action n’est engagée. Former le jeune public, c’est assurer la pérennité des institutions musicales et celle de la musique occidentale. Tous les acteurs de la vie musicale s’accordent à considérer que pour convaincre les enfants, il est nécessaire de fonder la pédagogie sur le concret. La musique contemporaine apparaît ici comme un vecteur de communication privilégié. « De nombreux éléments de la musique du XXe siècle sont encore assez proches, nous dit David Robertson, pour que chacun puisse les saisir et les retrouver dans d’autres formes d’expression contemporaines, y compris dans la culture de masse. Il est donc plus facile d’entrer dans cette musique l’esprit libre, sans a priori. Étant Américain, donc né dans un pays régi par le système capitaliste, je comprends qu’il est nécessaire d’investir dans un capital parce que l’on finit toujours par recueillir un retour d’investissement! Découvrir la peinture en s’y essayant soi-même donne une meilleure compréhension de cet art et permet de l’apprécier davantage. De même pour la musique : on en comprend beaucoup mieux certains aspects en ayant eu l’occasion de toucher un instrument ou de chanter dans une maîtrise d’enfants.» « La musique contemporaine est un outil merveilleux pour la découverte de la musique», renchérit Hélène Koempgen, responsable des actions pédagogiques de la Cité de la musique en direction des enfants et des jeunes jusqu’à l’université, qui rappelle : c’est David Robertson et Marc-Olivier Dupin qui ont donné l’impulsion au premier projet. Aujourd’hui, la Cité de la musique fait un travail de plus en plus approfondi avec l’Ensemble intercontemporain, dont un grand nombre de musiciens forme désormais un véritable noyau pédagogique. Le choix des thèmes et des compositeurs est déterminé selon les œuvres programmées par l’Ensemble. Les ateliers de création ont été lancés dès 1995 avec celui consacré à Steve Reich. Cette année, nous en aurons assuré deux, l’un consacré à Stravinsky, l’autre à Messiaen. La musique contemporaine nous permet de présenter la musique à partir de la pratique. On ne craint pas d’y toucher, de la décortiquer, d’en prendre certains éléments pour montrer les correspondances avec les musiques populaires qui appartiennent au quotidien des enfants. Ce n’est pas un objet sacralisé comme la musique du passé. Pour le projet Messiaen, précise Hélène Koempgen, le professeur du collège Carnot a fait appel à un professeur du Conservatoire, Alain Mabit, qui a écrit une œuvre dans l’esprit du compositeur, à partir d’un cahier des charges élaboré en fonction des instruments joués par les enfants volontaires participant à l’atelier. Il a ajouté une ligne de cor et une partie de vibraphone pour deux membres de l’Ensemble. Le second établissement scolaire a travaillé sur le “Mode II” de Messiaen, repérant les notes piliers, construisant des plages harmoniques. Pierre Strauch, à la fois violoncelliste de l’Ensemble et compositeur, organise son atelier en fonction du travail qui lui est présenté. «Lors d’un concert-lecture animé par David Robertson, les musiciens de l’Ensemble joueront du “vrai” Messiaen entre les œuvres réalisées par les enfants et exécutées avec eux », précise Hélène Koempgen. La saison prochaine, la Cité de la musique et l’Ensemble lancent un nouveau programme, “Une résidence”, consacrée à la musique contemporaine, au cours de laquelle quatre ensembles amateurs de province et d’Ile-de-France seront accueillis à la Cité de la musique. Les musiciens de l’Ensemble intercontemporain ont certes une mission de pédagogie, mais «ce n’est pas l’esprit du contrat qui m’intéresse, c’est l’esprit de l’homme, dit David Robertson. J’essaie de choisir parmi les trente et une personnalités très diverses de l’Ensemble celles qui correspondent le plus précisément aux projets en cours, et je fais en sorte que personne n’ait le sentiment d’être exclu. Il arrive que, des musiciens, qui ne se sentent pas l’âme de pédagogues, me disent : “Ce n’est pas un projet pour moi, mais la prochaine fois j’aimerais bien participer”. C’est très gratifiant de révéler des capacités insoupçonnées. Mais nous devons tous garder à l’esprit que notre objectif principal est la prestation de l’Ensemble en concert. Ce que nous essayons d’élaborer, c’est un chemin préparatoire qui pousse nos “élèves” à venir au concert, non comme des auditeurs jeunes ou mal informés mais comme des égaux.»
 
—————
Bruno Serrou
Extrait d’Accents n° 2 – avril-juin 1997