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De la respiration à la musique

Portrait By Helene Jarry, le 29/04/1997

Gérard Buquet fait partie de ces musiciens dont on remarque l’entrée, tout simplement parce qu’ils arrivent en scène avec un instrument à la fois imposant et rutilant. Qu’il joue du tuba ou du trombone contrebasse, il ne peut se faufiler discrètement jusqu’à son pupitre et peut-être est-ce cette impossibilité de passer inaperçu qui l’a fait réfléchir sur le corps de l’interprète au concert, sur la musique en relation avec le spectacle. Un instrumentiste qui, comme Pierre Strauch précédemment présenté ici, est devenu compositeur.
 
Les conditions dans lesquelles vous faites de la musique sont-elles importantes pour vous ?
Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire que je vis quand je fais de la musique. J’ai étudié le tuba dans le Nord, dans une Ecole de Musique avec un professeur sympathique ; le côté affectif a tout de suite joué. Assez vite, j’ai essayé de trouver autre chose avec cet instrument pour lequel je sentais que j’étais fait. Il y avait une frustration à pressentir des possibilités et à constater combien le répertoire était pauvre. Entre 16 et 22 ans, j’ai tout avalé à la fois, jouant dans les fanfares et en orchestre, suivant les cours d’instrument du Conservatoire et ceux de musicologie à l’université de Strasbourg. En 1976, l’Ensemble intercontemporain a été présenté aux Rencontres internationales de musique contemporaine de Metz et, en cinq jours, j’ai découvert tout un univers sonore que j’ignorais. J’ai su que je voulais travailler là, j’ai passé le concours d’entrée à l’Ensemble et je considère les dix premières années que j’y ai passées comme une période de formation. Jouer en place, m’insérer, écouter…
 
Mais vous n’aviez pas oublié votre idée de « faire autre chose avec le tuba » ?
Non. Le répertoire s’était élargi, mais je voulais développer quelque chose d’autre avec des techniques de jeu, pour trouver un langage personnel. Dès le début, je suis allé voir ce qui se passait à l’lrcam, également du côté du jazz ; j’ai laissé venir les influences extérieures tout en construisant une virtuosité partant des caractères physiques de l’objet. Il ne s’agissait pas de compenser, d’imiter d’autres instruments mais de partir des caractéristiques physiques du tuba, avec sa grosse embouchure, son gros pavillon. C’est un instrument qui utilise le souffle, comme la voix. Aussi j’ai voulu que la voix devienne partie prenante, non pas d’une façon anecdotique, mais comme élément à part entière, dans les modes de production du son. Je ne voulais pas multiplier les accessoires, mais explorer une continuité, du parlé au chanté et au joué, tout en développant une polyphonie. Sur le papier, j’ai fait le tableau d’un nombre incroyable de modes, de jeu, je les ai testés avec l’instrument, pour éliminer ceux qui n’étaient pas pertinents et approfondir les autres, j’ai travaillé sur les vitesses d’enchaînement.
 
Ces études ont-elles abouti à un prolongement compositionnel ?
L’utilisation de la voix dans l’instrument génère des profils harmoniques que j’ai modélisés et qui sont à la base de la composition de Voix captives, pour voix et bande. Dans Enjeux, j’ai travaillé sur les conséquences induites dans la résonance par l’utilisation des voyelles. Dans ce spectacle musical conçu avec l’écrivain Guy Lelong et le metteur en scène Patrice Hamel, j’ai aussi été amené à réfléchir sur un sujet qui m’intéresse beaucoup : la présence corporelle de l’interprète. Dans le concert traditionnel, c’est une dimension qui est occultée. Pour moi, le spectacle commence dès qu’on entre en scène et dès ce moment-là, le corps et l’instrument doivent être parfaitement accordés. Dans l’expérience d’Enjeux, j’ai mesuré à quel point il était difficile de trouver un équilibre entre une fluidité qui resterait de l’ordre de la perception du moment par l’instrumentiste, et la rigueur issue des principes formels de l’œuvre.
 
Actuellement vous travaillez à une commande de l’Ensemble intercontemporain, pour son vingtième anniversaire, qui doit être donnée le 12 juin prochain. Pouvez-vous en donner une idée ?
Je ne peux en dire que peu de choses. La pièce s’appellera Zwischen, elle est pour un instrument, le trombone contrebasse. Le solo est le terrain le plus découvert qui soit, en matière de composition, sans le maquillage de l’orchestration, sans le poids de la technologie. Au départ, il y a l’étonnement que je ressens toujours au moment de la mise en bouche d’un instrument à vent, à cet instant de bascule entre parole et musique. Il y aura des allers et retours de l’une à l’autre, des échanges rapides entre chant dedans, chant dehors, un éclairage simple, des mouvements qui s’inscriront dans un cercle. Cette pièce participera de mon envie profonde de réveiller la fonction des cuivres des temps anciens : de faire entendre par le trombone celui qui annonce et s’exprime, celui qui est masqué et déforme sa voix, le trombone comme un porteur de musique. J’aime jouer sur l’ergonomie de l’instrument qui permet des gestes ambigus, par exemple le fait de tirer la coulisse ne s’accompagne pas toujours de sons plus graves puisque les lèvres peuvent en même temps produire des harmoniques dans l’aigu. Je travaille beaucoup sur la perfection, auditive et visuelle. Pour cette création, j’ai fait construire par les frères Thein, facteurs d’instruments à Brême, un trombone de facture particulière dont je réserve la surprise au public.
 
Le problème de la perception de la musique contemporaine vous conduit-il à des questionnements pédagogiques ?
Lorsqu’un étudiant aborde un répertoire classique, il possède les connaissances qui lui permettent de décrypter la partition tout en se corrigeant. Pour la musique d’aujourd’hui, il n’a pas ces outils et ne peut pas intuitivement trouver la bonne respiration de l’œuvre. Voilà comment je procède lorsque j’en ai l’occasion, au cours de stages, par exemple. Je fais improviser les étudiants sur des séquences représentant différents types de musique contemporaine. Ils sont amenés à en sentir le « goût », à voir les questions qui se posent. On joue, on écoute, on examine les solutions choisies par le compositeur. En dernier lieu, et en dernier lieu seulement, je leur montre la partition.
L’écrit est ainsi remis à sa place de signe au service d’une idée. Ces exercices invisibles précèdent l’étude de la pièce et fournissent un référent vivant. Ce qui n’est pas très différent de ce qui se passe quand on joue Brahms ou Charlie Parker.
 
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Hélène Jarry
Extrait d’Accents n° 2 – avril-juin 1997