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Du violoncelle à l’écriture, entretien avec Pierre Strauch

Portrait By Véronique Brindeau, le 15/01/1997

Pierre Strauch est non seulement violoncelliste à l’Ensemble intercontemporain mais aussi compositeur. Récemment, son œuvre Siete Poemas a été jouée par les solistes de l’Ensemble intercontemporain au Festival de Schwaz. Il s’exprime librement sur la complémentarité de ses deux activités.

Comment situez-vous votre activité d’interprète-compositeur ?
C’est une longue tradition, qui s’est un peu perdue, mais qui peut se retrouver.
Dans les siècles passés, il était naturel pour un joueur de viole, ou un claveciniste, d’écrire de la musique. Ce rapport à l’écriture n’a pas complètement disparu au XXe siècle, mais il devenu moins systématique. Les étudiants qui sortent des conservatoires, aujourd’hui, séparent souvent l’acquisition d’un certain bagage instrumental, et la possibilité d’exprimer quelque chose en musique autrement – par exemple, par l’écriture. Or je crois que, sans prétention, on peut assumer ce geste comme une nécessité faisant partie de l’intérêt que l’on éprouve pour la musique.
On la joue, on l’écoute et on l’écrit : c’est un tout. Je ne devrais pas être une exception – je ne le suis pas, d’ailleurs – mais cela devrait être beaucoup plus naturel.

Pensez-vous que ce rôle soit plus naturel à assumer lorsqu’on fait partie d’un ensemble comme l’Ensemble intercontemporain ?
Notre travail ouvre en effet sur la création, sur le monde vivant ; il amène à être plus informé, plus attentif. Le fait d’être dans un bain de musique du XXe siècle est un atout, mais je ne crois pas que ce soit indispensable. Cela favorise certainement la familiarité avec les timbres et les techniques instrumentales : vous écoutez, vous vous imprégnez de gestes qui sont propres au monde de chaque instrument ; vous observez à la fois cette solitude et ce mélange avec les autres. Etre assis à 50 cm d’un clarinettiste m’a beaucoup plus appris que douze traités d’instrumentation réunis !

C’est la meilleure des classes d’orchestration ?
Oui, bien sûr, même s’il faut également avoir des connaissances théoriques. Mais lorsque vous jouez, vous établissez en permanence la relation, et ce n’est pas du tout abstrait. Les cordes, je les connais puisque je joue du violoncelle, mais pour les autres instruments, j’ai une chance folle d’entendre et de voir de près, de connaître les imperfections, les problèmes techniques, de comprendre – c’est un exemple entre mille – qu’un intervalle ascendant est plus facile qu’un intervalle descendant à la clarinette.
Cela ne veut pas dire qu’on s’interdise d’écrire de façon un peu abstraite, mais cela peut en tout cas donner une idée de la réalité et de la résistance de la matière, et c’est surtout cela qui m’intéresse. Je me souviens d’avoir fait une petite pièce pour basson, trombone et violoncelle. Dans un traité d’instrumentation, on vous dira qu’un basson et un trombone, cela ne sonne pas. Or, on peut jouer du trombone de façon très douce, contrairement aux préjugés, et avec une certaine densité sur un basson, tout en associant les deux dans une ligne en contrepoint.
Ce contact avec la réalité instrumentale engendre-t-il une écriture particulière ?
Peut-être, mais je n’aime pas la tentation instrumentale – bien que j’aie évoqué le bénéfice que l’on peut retirer de la proximité des instruments pour connaître leur résistance, leur matière. Mais je déteste la musique instrumentale au sens d’une concession à cette résistance : elle doit être connue, et on doit jouer avec elle ; mais il ne faut surtout pas en faire une règle pour l’écriture. Les cabrioles, la virtuosité gratuite, ne m’intéressent pas. Il faut un projet, un discours, une forme. Je suis peut-être un peu traditionnel de ce point de vue ; mais sinon, il s’agit d’improvisation libre. L’écriture ne doit pas être un faire-valoir instrumental.
Pourriez-vous définir vos champs d’investigation ?
Je vais me faire l’avocat du diable. Je pense qu’on peut encore développer la virtuosité : celle qui s’appuie véritablement sur le discours musical, et non sur des images d’Épinal. La complexité du discours rend certes virtuose, mais cette virtuosité-là est le résultat d’un projet. C’est ce qui fait qu’on peut encore écrire de la musique instrumentale ; c’est aussi pourquoi je ne me sens pas frustré en n’employant pas les sons électroniques, Il me semble qu’il y a encore tout un champ instrumental inexploré où la matière est extrêmement mobile, vivante, contrastée, à partir de ces mêmes bons vieux instruments de toujours ! Je pense aussi que chacun peut inventer sa forme et sa structure. On peut s’emparer de toutes sortes d’éléments pour faire de la musique : de proportions dans un plan d’architecte, de textes poétiques, de personnages d’une pièce de théâtre que l’on transforme en polyphonie. C’est fabuleux de transformer quelque chose de mort et d’abstrait en une réalité sonore : les jeux sont infinis. Ensuite, il faut considérer le geste instrumental dans son ensemble et ne pas se contenter de faire du Lego ; mais ce “jeu de construction” nourrit la spéculation intellectuelle. Il faut oser être un peu rigoriste, un peu abstrait… ça ne s’entend pas, si la musique est bonne !
Les aspects émotionnels, affectifs ressortiront toujours, quel que soit le caractère féroce de la structure !

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Propos recueilli par Véronique Brindeau
Extrait d’Accents n°1 – janvier-mars 1997