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Témoignages de solistes


  • Hae-Sun Kang, violoniste

    Quand Pierre Boulez a décidé que j’assurerai la création d’Anthèmes 2, j’en ai été tout de suite très heureuse sans bien me rendre compte du travail que cela représenterait ! Que ce soit l’appropriation de la partition – dont les pages me parvenaient par fax, des pages noires de notes, qu’il me fallait apprendre en quelques jours seulement avant d’aller les enregistrer à l’Ircam afin que Pierre puisse se consacrer à la partie électronique. Ou que ce soit ma position de violoniste face à l’ordinateur, justement. Le travail avec électronique en temps réel en était alors, il y a de cela presque trente ans, à ses balbutiements. Je me souviens que j’osais à peine bouger ou respirer, tout du long : le micro était si délicat qu’il captait tout, y compris les bruits de mon corps. Quant au système informatique, sa mise au point était si complexe que je craignais de le perturber par de mauvais réflexes. Cette création avec l’électronique m’a poussée à expérimenter une autre manière de jouer, qui relève ici de la musique de chambre et de la musique avec orchestre dans une sorte de grand écart. Il m’a fallu aussi acquérir de nouveaux automatismes afin d’interagir avec l’ordinateur de façon précise et inventive. Chaque jour je mesure la chance qui a été la mienne. Mettre au point une partition en complicité avec son créateur est un bonheur rare, une responsabilité aussi. La confiance de Pierre Boulez et la beauté de cette œuvre sont des trésors qui me poussent à donner le maximum chaque fois que j’ai l’honneur de l’interpréter.


  • Hidéki Nagano, pianiste

    sur Incises est la première œuvre de Pierre Boulez que j’ai jouée, au sein de l’Ensemble, sous sa direction. J’étais un peu tendu. D’autant que la partition est arrivée très tard, trois jours avant la répétition. C’était en 1996, pour la création de la première version, qu’il avait écrite à l’occasion des 90 ans du chef d’orchestre Paul Sacher. À l’époque, il n’en avait composé que cinq minutes, au milieu desquelles il avait inséré la Toccata (partie rapide) originale d’Incises, comme une cadence de concerto pour piano – la partie soliste étant interprétée par Dimitri Vassilakis. Deux ans plus tard, à l’été 1998, nous avons enfin découvert une première version longue, avec David Robertson à Édimbourg. À nouveau, la partition d’une trentaine de pages nous était arrivée sur le tard, pendant nos vacances. L’œuvre avait totalement changé, décuplant quasiment sa durée. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est ce sentiment que, chaque fois que Pierre dirigeait la pièce ou assistait à une répétition, il semblait absorbé par ses recherches musicales, comme si celles-ci l’occupaient en continu. Chaque exécution, chaque répétition étaient l’occasion pour lui de changer, de modifier, d’améliorer. Le processus était fascinant : l’œuvre était toujours en devenir. Il a ainsi testé toutes les vitesses possibles, les tempi les plus impossibles à tenir, jusqu’à trouver enfin un équilibre. Nous étions son laboratoire de composition. Nous l’assistions dans ses expériences.


  • Jean-Christophe Vervoitte, corniste

    Si je pouvais, en quelques mots évoquer l’un de mes souvenirs vécus pendant toutes ces années de musique partagées avec Pierre Boulez, c’est la « grand-messe » de Répons que je choisirais, tant l’émotion partagée avec Pierre était grande lors de ces concerts donnés dans des salles mythiques comme au Carnegie Hall de New York, à Vienne ou à Salzbourg. Deux instants magiques me touchaient particulièrement à l’occasion de ces concerts. L’émotion, le frisson que je ressentais lorsqu’il donnait le départ de l’électronique au chiffre 21. Je fixais sa main, toujours légèrement tremblante à ce moment. Et puis, surgissait ce déferlement prodigieux du son amplifié des six solistes, que je comparerais toujours à celui du début de la Cinquième Symphonie de Beethoven ou à une de ces improvisations dionysiaques dont l’organiste Pierre Cochereau avait le secret à Notre-Dame de Paris. L’autre moment, c’était à la fin de la pièce, lorsque l’intensité de la lumière diminuait et qu’en observant Pierre disparaître dans l’obscurité, je me disais intérieurement : « Tu as de la chance d’être là, aujourd’hui… »


  • Jérôme Comte, clarinettiste

    À chaque fois que j’ai joué sa musique, que ce soit Dialogue de l’ombre double ou Domaines, Pierre était là : à la répétition générale et au concert. Invariablement. Il était présent tout le temps, tout en gardant une grande humilité vis-à-vis de ses interprètes : je me souviens qu’il me remerciait chaleureusement après chaque concert. J’ai toujours trouvé cette présence et cette modestie très touchantes de sa part – après tout, c’était Pierre Boulez, tout de même ! Je me souviens également avec émotion de son travail de chef d’orchestre, de ce sentiment de lectures soigneusement pensées et construites des œuvres : avec lui, on savait exactement où on allait. Alors, bien sûr, il ne lui serait jamais venu à l’idée de mettre fin à une répétition une minute avant l’heure prévue ! Mais on élaborait avec lui, brique par brique, la musique, pour la façonner telle qu’il l’avait analysée, telle qu’il l’entendait, et ce travail de précision était toujours fascinant. C’était d’autant plus passionnant qu’il nous expliquait systématiquement sa démarche et ses motivations, et nous y impliquait ainsi totalement.


  • Odile Auboin, altiste

    Jusque-là, les rencontres entre Pierre Boulez et l’alto avaient été très riches – en témoignent Le Marteau sans maître ou Éclat/Multiples – mais n’avaient jamais donné naissance à une pièce solo. À la demande du festival d’Avignon, en 2006, il avait accepté de présenter Anthèmes en version pour alto. Pour moi, c’était une grande joie, mais j’appréhendais le gigantesque défi que cela représentait. C’était un mois d’été très chaud à Aix-en-Provence et j’ai fait avec lui des séances de travail très intensives, au cours desquelles j’ai retrouvé toutes ses qualités de pédagogue et sa profonde humanité. Quand j’y repense, trois mots me viennent à l’esprit. D’abord, la discipline : il avait une grande exigence de précision et il recherchait en permanence la perfection au service du texte. Ensuite, la confiance : il était parfaitement conscient de la haute virtuosité de la pièce, mais faisait pleinement confiance au musicien pour résoudre ces difficultés. Il donnait des clefs, puis laissait faire. La disponibilité, enfin : il a passé beaucoup de temps à m’expliquer les figures musicales les plus caractéristiques de la pièce. Il me parlait de diverses émotions (colère, indifférence…) et m’expliquait comment me les approprier en musique pour les interpréter et les transmettre au public.


  • Sophie Cherrier, flûtiste

    Je me souviens, pour la deuxième et dernière version de Répons, de notre « angoisse » en recevant, quasiment à chaque répétition, des pages avec une kyrielle de notes qu’il nous fallait apprendre très vite. Kristina, la copiste de Pierre, toujours souriante, arrivait les matins avec des cernes après avoir travaillé toute la nuit pour nous apporter les nouvelles pages. Quand on connaît l’écriture si petite et si fine de Pierre, on imagine ce que cela représente… Je me souviens de l’inquiétude de Pierre au chiffre « 21 », inquiétude qu’il a gardée à chaque exécution, comme en témoignait sa main qui tremblait légèrement. Pourquoi ? Parce que le geste de « 21 » déclenche l’entrée des solistes mais surtout celle de l’électronique. À l’époque, c’était une console 4X et il y avait parfois des ratés. Je me souviens d’un passage très virtuose que Pierre aimait diriger extrêmement vite, terminant chaque fois par la question : « Et cette fois-ci, le tempo ça allait ? » Peu importait notre réponse : au concert, nous savions qu’il lâcherait les chevaux. Et je me souviens surtout des merveilleux concerts de Répons, pièce si emblématique pour l’Ensemble, de la magie de cette fin si belle et poétique, des lieux superbes où nous l’avons jouée, de la longue tournée de 1986 aux États-Unis, de Salzbourg, du Carnegie Hall et de l’accueil enthousiaste du public et en particulier celui de nombreux jeunes à Tokyo.