Afficher le menu

« Ofanim » de Luciano Berio.

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 04/09/2019

En hébreu, Ofanim signifie « roue » et « mode ». Un terme choisi par le compositeur italien Luciano Berio pour l’une des ses œuvres les plus mystiques qui sera jouée le 19 septembre à la Philharmonie de Paris. Eclairage de Pierre-Yves Macé.

Le Livre du Tanakh et de l’Ancien Testament attribué à Ezechiel, le troisième des grands prophètes, s’ouvre sur la description d’une étrange vision divine (illustration ci dessous) : y apparaissent quatre animaux au visage à la fois d’homme, de taureau, de lion et d’aigle. À terre, non loin de ce quatuor animal, se trouvent quatre « roues » aux circonférences « de grande taille et effrayante[s] », curieusement intriquées : « c’était comme si une roue se trouvait au milieu de l’autre ». Ces roues sont comme « l’esprit de l’animal ».

Imprégnées de cet imaginaire, elles donnent également son titre à l’œuvre de Luciano Berio (Ofanim signifie « roue » et « mode » en hébreu), composée en 1988 puis révisée en 1997. Deux chapitres du Livre d’Ezechiel y sont associés à des extraits du Cantique des Cantiques. Réunis par leur langue commune, l’hébreu, ces deux matériaux textuels n’en dessinent pas moins une opposition assez marquée entre ciel et terre, entre les visions apocalyptiques d’Ezechiel et la sensualité charnelle qui, dans le Cantique des cantiques, irrigue la description du corps aimé.

Cette dualité structure l’œuvre jusqu’à son orchestration. Côté voix, si l’on met de côté la soliste féminine qui n’intervient que dans les dernières minutes de l’œuvre, c’est à deux chœurs d’enfants, disposés en une seule ligne, qu’est confié le chant. L’ensemble instrumental est réparti en deux groupes égaux, disposés symétriquement. L’instrumentation privilégie nettement les instruments à vent avec une répartition quasi égale des cuivres et des bois (six flûtes, quatre clarinettes dont deux jouant aussi le piccolo, quatre trompettes dont deux jouant aussi le piccolo, deux trombones et deux cors). S’y ajoutent deux percussions de nomenclature presque identique – ce qui occasionne de nombreux effets stéréophoniques – et un sampler au clavier.

C’est sur un unisson de ré progressivement élargi en cluster que s’ouvre Ofanim, effectuant une polarisation sur les mots « Kol vaeshma » (« J’entendis la Voix »). Plusieurs fois au cours de la partition, le mot « Kol » (« Voix ») reviendra comme une sorte de jalon, sur un accord caractéristique.  
Puis, conformément à la dualité des sources textuelles, l’œuvre se développe selon un mouvement d’alternance ou de balancement entre deux écritures nettement distinctes.
S’appuyant sur la relative simplicité suggérée par l’écriture d’un chœur pour enfants, les sections consacrées au Livre d’Ezechiel mettent en avant une écriture presque primitive.

Les mots du texte sont scandés par les deux chœurs sur des hauteurs indéterminées (souvent la note la plus haute ou la plus basse de chaque chanteur), ce qui, avec l’effet de masse, crée des clusters très serrés et définit une vocalité très spécifique. De son côté, l’écriture instrumentale se développe par blocs, superposant motifs désynchronisés et répétés, trilles (1) et traits rapides dans chaque pupitre d’instruments à vent. Au cours de ces sections est mis en jeu un dispositif de traitement et de spatialisation du son.

Celui-ci recueille certains mots du Livre d’Ezechiel (ainsi que certains instruments, la clarinette notamment) pour les redéployer dans un espace circulaire et rotatif ; diffractés par l’outil électronique, les clusters vocaux tournent au-dessus de la tête des auditeurs, figurant dans le ciel la quadruple roue évoquée par la vision divine. Avec les nouvelles technologies, « l’image de la musique comme architecture sonore n’est plus une simple métaphore » écrit Berio. On pourrait même dire que, par son dispositif, Ofanim donne un sens littéral à l’association, suggérée par le texte, entre la parole sacrée et le motif de la roue.

 

Du point de vue de l’espace sonore, les sections consacrées au Cantique des Cantiques opèrent une sorte de retour sur terre, un ancrage plus marqué sur la scène. Dans l’écriture, on note une propension plus grande au contrepoint : les deux chœurs retrouvent leur autonomie, leurs lignes mélodiques se croisent et se complètent. Le grand poème amoureux inspire quelques-unes des pages les plus somptueuses d’Ofanim. Dépouillée de sa dimension de masse, l’écriture pour instruments à vent s’y déploie avec un lyrisme et une sensualité libérés.

À certains moments de la partition, les instruments se chargent de significations plus symboliques ou référentielles. Parfois, les deux clarinettes en si bémol semblent animées par la réminiscence du shofar, corne en usage dans le rituel israélite depuis l’Antiquité. Au centre de l’œuvre survient une séquence contrastant avec les précédentes : à peine accompagné d’un trombone et du duo de percussions, l’autre trombone entame une partie soliste de plus en plus heurtée, jusqu’à la rugosité des dernières notes en flatterzunge (2). En ayant à l’esprit les origines communes de la trompette et du trombone, on peut sans doute entendre ce solo comme une référence aux trompettes de l’Apocalypse sur une toile de fond quelque peu aride.

Ce solo de trombone a en outre une autre fonction. Il prépare le coup de théâtre que réservent les dernières minutes d’Ofanim : l’entrée en scène d’une voix féminine soliste, au registre de contralto (photo ci-contre : Noa Frenkel) . Le texte reprend alors le chapitre 19 du Livre d’Ezechiel, la complainte d’une mère « semblable à une vigne, plantée au bord de l’eau » que le destin « arrach[e] avec fureur et je[tte] à terre », la plantant « au désert, au pays sec et aride ». Séparée spatialement du chœur d’enfants désormais mutique, cette « mère universelle » esseulée, figure générique de l’exil, entonne une mélopée élégiaque que n’accompagnent plus que quelques tenues pianissimo dispersées dans l’ensemble. L’œuvre de Luciano Berio se fait alors la caisse de résonance de toutes ces complaintes tues mais néanmoins toujours présentes dans la mémoire collective : « le souvenir de ces exodes et de ces holocaustes si profondément enracinés dans notre conscience ».

 

Ofanim, extrait ( Archives Ensemble intercontemporain, 2012)

 

——————————————————————————————–

1- Ornement musical, imaginé au XVI e siècle, qui consiste à alterner très rapidement deux notes voisines séparées d’un ton ou d’un demi-ton.

2- Mot allemand composé de Zunge (langue) et Flattern (voltiger), désigne, dans le jeu des instruments à vent, un coup de langue répété à une cadence très rapide, une sorte de roulement lingual qui produit un effet de trémolo

 

Photographies et illustrations (de haut en bas) : Luciano Berio © Philippe Gontier ; Gravure de la vision d’Ezechiel, Iconum Biblicarum, Matthaeus Merian (1593-1650) © Alamy Stock Photo ;  répétition d’Ofanim, 16.09.2019, Cité de la musique © EIC  ; Noa Frenkel, 16.09.2019, Cité de la musique © EIC