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Le temps déchiré. Entretien avec Mark Andre, compositeur.

Entretien Par Lou Madjar, le 25/09/2019

Compositeur français installé en Allemagne, Mark Andre trouve dans l’exégèse des Évangiles un formidable réservoir d’idées de composition. En témoigne son triptyque riss, que l’Ensemble intercontemporain présente en intégralité et en création française le 15 octobre 2019 à la Philharmonie de Paris.

Mark, que signifie le mot « riss » ?

C’est un terme allemand qui couvre une large polysémie, laquelle correspond en français au champ sémantique de la fissure : déchirure, fracture, interstice, anfractuosité. Dans un texte d’exégèse du Nouveau Testament, la théologienne Margareta Gruber voit dans le concept de « riss » l’une des typologies centrales les plus significatives de l’Évangile. Et ce dès le baptême de Jésus, qui a lieu dans la vallée du Jourdain, l’un des lieux les plus bas sur Terre, puisqu’il se situe à – 421 mètres en dessous du niveau de la mer. Et puis, il y a le ciel qui s’ouvre, laissant descendre l’Esprit saint. Plus tard, on retrouve le « riss » dans l’histoire du voyageur laissé pour mort par les bandits (donc dans une situation véritablement transitoire) puis sauvé par le Bon Samaritain, ou lors du renoncement de Pierre – qui ouvre une fissure d’importance dans les Évangiles et l’histoire de la foi puisque Pierre sera le premier Pape. C’est aussi la disparition de Jésus ressuscité, aussitôt que les pèlerins d’Emmaüs le reconnaissent dans la version de Luc, la tenture du Temple qui se déchire ou le tremblement de terre de la Passion… Margareta Gruber décline également le concept pour commenter des passages plus délicats ou complexes, comme ces trois « et » qui ouvrent chacun un « riss » dans l’Apocalypse.

Comment ce concept se transpose-t-il dans votre travail de composition ?

Le « riss » décrit pour moi une certaine typologie temporelle, dans laquelle la paralysie du temps laisse se déployer une forme de fracture qui peut, par exemple, être narrative, mais pas uniquement. Dans l’Évangile comme dans la vie, nombre de situations sonores concrètes peuvent en relever : le vent qui signale la présence de l’Esprit saint, les murmures et les bruits du feu pendant le renoncement de Pierre… Du point de vue compositionnel, il s’agit pour moi d’intégrer et de développer des situations sonores fragiles, instables. Concernant plus spécifiquement la composition de riss, c’est une musique en état de disparition, avant, pendant et après cette disparition – une disparition qui n’a rien de dramatique ou de pathétique ni même de poétique ou de lyrique. Le terme de « riss » ne doit pas non plus être entendu comme déconstructiviste ou négatif. C’est une donnée typologique. Ce qui m’intéresse, c’est la disparition en tant que types d’action ou de temps, en tant que familles de sons. Cela renvoie pour moi à des interstices compositionnels, auxquels je veux donner l’espace de respirer. Le défi étant d’atteindre par là le plus haut niveau possible d’intensité. Prenez un son qui appartient au temps métrique (celui du chef d’orchestre), mais qui déploie intérieurement une forme de granulation : ces granulations ne sont selon moi pas seulement des artefacts ou une coloration, ce sont aussi des rythmes qui appartiennent à un temps que je qualifierais de morphologique : c’est-à-dire la manière dont le son respire. L’exemple le plus évident est celui du silence. Un silence est généralement noté de manière chronométrique, mais le son lui-même a un temps morphologique, celui des résonances. Et ce temps morphologique est prédominant puisqu’il relève de la disparition d’énergie et de la distribution spectrale. Les « riss » dont je parle, ce sont donc tous ces gestes ou morphologies sonores, dont les informations structurelles – c’est-à-dire autant situationnelles qu’organisationnelles – constituent une signature temporelle du son (harmonique, inharmonique, bruité…). Dans le texte de Margareta Gruber, « riss » désigne le déploiement d’interstices rituels. Dans mon cas, ce déploiement se fait dans un contexte compositionnel.

Votre œuvre, et pas seulement riss, se nourrit d’une riche spiritualité. Musique et spiritualité ont longtemps cheminé main dans la main. Si elle ne s’exprime plus aujourd’hui de la même manière qu’autrefois (par des motets ou des messes par exemple), quelle part de ce large héritage assumez-vous ?

Je ne veux pas créer de malentendu. La seule commande que j’ai reçue d’une église (de la part de l’Église protestante et de l’Église catholique en même temps du reste) est une pièce d’orgue qui a été créée en 2018. Toutes les autres pièces sont destinées à un cadre séculaire, sans aucun prosélytisme. Ce sont des pièces de concert qui peuvent entrer en résonance avec le genre de rituel que vous évoquez, mais ce n’est pas l’objectif. Cela étant dit, l’Évangile est pour moi un enseignement, potentiellement compositionnel. Mon approche musicale n’en est ni allégorique ni métaphorique, mais complètement typologique. À cet égard, je pense qu’un tel texte devrait pouvoir interpeller des personnes qui ne sont pas directement concernées par la religion.

 

 

Photos (de haut en bas) : © Martin Sigmund / Mark Andre, Riss 1, 2017, Cité de la musique © EIC