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Motifs de composition. Entretien avec Tansy Davies.

Entretien Par Jean-Christophe Mido, le 18/03/2019

 

Le 19 mars prochain les solistes de l’EIC interpréteront, pour la deuxième fois en quelques mois, Arabescos de la compositrice britannique Tansy Davies. Une œuvre pour hautbois et piano inspirée par une visite de l’Alhambra à Grenade. La compositrice revient plus avant sur la genèse et l’actualité d’une œuvre atypique dans son parcours.    

Tansy, quelle est l’origine d’Arabescos ?

Je viens de la réécouter pour préparer cet entretien, car j’avoue ne pas si bien la connaître : c’est une œuvre assez ancienne, composée voilà déjà 16 ans, après une visite au palais de l’Alhambra de Grenade. Étant moi-même créatrice de motifs – ma musique est souvent faîte de cela – j’ai été émerveillée et inspirée par la beauté et l’entrelacement de ceux de ce monument, de ses dessins, et frappée par les proportions de l’ensemble. L’effectif n’est pas le plus aisé à traiter, du point de vue du compositeur : le hautbois et le piano ont des sons très différents, et des modes de production sonores radicalement opposés.

Cette pièce est en outre indissociable de la personnalité du hautboïste qui m’en a passé commande : Nick Daniel était, et est toujours, un ami cher ainsi qu’un soutien indéfectible des compositeurs. En tant que personne et en tant qu’interprète, c’est une vraie force de la nature. Sa personnalité a eu un impact direct sur la manière dont j’ai envisagé l’œuvre : plutôt que de considérer le hautbois comme un instrument beau, délicat et chaleureux, j’y ai vu le potentiel de gestes puissants. À mes oreilles, un instrument à anche double comme celui-ci a une aura d’instrument ancien, âpre et brut… Dans le même temps, c’est un instrument capable d’un lyrisme incroyable, mais aussi un instrument très difficile à jouer, qui oppose à l’interprète une résistance physique considérable.

C’est cette âpreté que j’ai voulu mettre en scène et en musique, ainsi que les sauvages efforts nécessaires pour le jouer, quelque chose de presque brutal, qui apparaît dès le début de la pièce. En guise de contraste, j’ai alterné avec des passages plus délicats, introspectifs. On va ainsi de la complainte (pour laquelle le hautbois semble prédestiné) à la sauvagerie, avec des sons massifs comme taillés dans la pierre, en passant par la mélancolie, comme si l’on contemplait les nuages dans le ciel, dans une aspiration à transcender notre réel par trop concret.

Arabescos de Tansy Davies. Décembre 2018, Philharmonie de Paris. Sébastien Vichard, piano / Philippe Grauvogel, hautbois

Quelle place attribuez-vous aujourd’hui à cette œuvre dans votre parcours ?

C’est assez amusant, parce que, n’était Nick Daniel, je ne l’aurais sans doute pas composée ! Cette pièce est donc importante au sens où elle vient souligner combien le métier de compositeur, bien que solitaire, est avant tout une activité collaborative. Mes meilleures pièces sont le produit d’une collaboration et celle-ci est le fruit d’un de mes plus anciennes amitiés musicales, qui n’a fait que se renforcer depuis.

Quant à sa place dans mon catalogue, c’est une pièce assez rarement interprétée, enregistrée une fois seulement. Une pièce qui fait un peu exception, puisque la plupart de mes travaux récents sont plutôt de grande envergure. Si elle est très différente des œuvres orchestrales ou opératiques que j’ai composées ces dernières années, elle porte toutefois en elle les prémisses de celles-ci, au sens où j’explore depuis de plus en plus des rythmes complexes empruntés à d’autres genres musicaux (comme le funk), examinant jusqu’à quel on peut point pousser la complexité rythmique sans perdre le sentiment du groove. Si l’on extrait quelques lignes au hasard de mes grandes pièces récentes, il est donc fort probable qu’on leur trouve un air de ressemblance avec Arabescos. C’est l’empilement de ces lignes qui crée la complexité recherchée — comme dans les musiques traditionnelles africaines. De même Arabescos est cousine de mes pièces pour piano seul, Loopholes, notamment par son caractère résolument ludique, contrastant avec ses passages plus rêveurs.

Comme vous le savez sans doute, cette pièce est au programme d’un concert 100% féminin…

Oui et c’est une première pour moi. Je pense que cela peut ouvrir des possibilités en termes d’expression artistique, surtout eu égard à notre histoire de la musique classique dominée par le masculin. Je serais toutefois réticente à l’idée que les musiques « de femme » acquièrent le statut de genre à part entière.

Autre réserve : toutes les pièces programmées doivent impérativement être de qualité. Je suis très fière d’être une femme et d’être une compositrice, et j’ai comme un instinct de protection s’agissant de mes consœurs. J’ai le sentiment que si l’œuvre proposée n’est pas au meilleur niveau le « retour de manivelle » est plus rude pour une compositrice que pour un compositeur. C’est particulièrement vrai pour les jeunes compositrices.

Il y aurait donc comme une double échelle d’évaluation entre les hommes et les femmes, un double standard, comme disent les anglais ?

C’est très possible. C’est pourquoi je suis très prudente. Quand j’enseigne, j’ai ainsi tendance à être plus « dure » envers les jeunes femmes qu’envers les jeunes hommes, car j’ai le sentiment qu’elles auront à davantage faire leurs preuves. Même si cela évolue changer les mentalités prendra du temps.

 

 

Photos (de haut en bas) : © tansydavies.com / © Quentin Chevrier