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De Singapour à Paris. Entretien avec Diana Soh, compositrice.

Entretien Par Lou Madjar, le 19/02/2019

Le 19 mars prochain Diana Soh sera à l’affiche du concert Féminin Pluriel au Consortium de Dijon, avec [p][k][t] pour piccolo et électronique, réalisée à l’Ircam il y a quelques années. Rencontre avec une jeune compositrice affirmée et pleine de ressources.

Diana, vous entretenez avec la France une relation particulière…

La France, j’y suis effectivement chez moi, puisque je suis mariée à un autre compositeur français, David Hudry, et que je vis et travaille ici. De même, la musique française a pris une place significative dans mon imaginaire, parce qu’elle n’est plus aussi abstraite et distante qu’elle a pu l’être, elle n’est plus non plus simplement le sujet d’un livre de cours ou une musique que j’écoute sur enregistrement : c’est une musique que je peux sentir vivre et respirer, et qui est donc devenue très concrète pour moi. J’aime à penser que je suis franco-singapourienne, même si ce genre d’identité n’est hélas pas reconnu dans l’un et l’autre de mes pays.

Je suis née à Singapour et j’ai fait ma formation universitaire aux États-Unis, mais c’est la France qui m’a véritablement offert mes premières opportunités dans le métier. C’est ici que j’ai trouvé le courage de faire la musique que je voulais vraiment faire, et que je me suis sentie autorisée à grandir en tant qu’artiste, en même temps que j’ai pu me mêler à une communauté de musiciens hautement compétents, parmi lesquels je compte à présent beaucoup d’amis. Je suis aussi devenue une experte en comptines enfantines françaises, puisque j’en ai chantées un certain nombre à mon enfant ces dernières années !

Je crois que la France est dotée de solides infrastructures de soutien de la vie musicale, des infrastructures uniques comparées à ce qui se fait dans d’autres pays, et la communauté musicale et culturelle a besoin de cela pour poursuivre et pérenniser ses combats.

 Parlez nous un peu de cette œuvre au titre énigmatique : [p][k][t] ?

[p][k][t] est ma toute première pièce pour instrument et électronique, réalisée dans le cadre de la première année du Cursus en composition et informatique musicale de l’Ircam. Le format instrument et électronique était donc imposé, et mon choix s’est porté sur le piccolo parce que, s’agissant de traitements électroniques, ce n’est pas l’instrument le plus facile pour lequel écrire, c’est même parmi ceux qui présentent le plus de risque à cet égard. Le titre fait référence à l’alphabet phonétique international et aux sons qui sont émis au cours de la pièce.

L’un de mes objectifs pour ce projet était de trouver, pour certains passages, une écriture instrumentale qui ne soit ni vocale, ni véritablement instrumentale ; quelque chose à mi-chemin. Et je me suis mise au défi de n’utiliser que des traitements en temps réel, sans avoir recours à aucun échantillon audio préenregistré. Je me souviens que, à ce moment-là de l’histoire, je m’intéressais uniquement à maximiser mon temps à l’Ircam et en studio, afin d’engranger toutes les connaissances et compétences possibles, ce qui était manifestement nécessaire pour composer une telle pièce.

Emmanuelle Ophèle interprète [p][k][t], Cité de la musique, décembre 2018

Sur quoi portait le travail à l’Ircam ? Comment approchiez-vous alors l’informatique musicale et comment cette approche a-t-elle évoluée depuis ?

Ma première expérience avec l’informatique musicale coïncide justement avec mes deux années du Cursus de l’Ircam. Après [p][k][t], j’ai travaillé au cours de la deuxième année sur un projet intitulé Arboretum : of trees and myths pour lequel j’ai eu recours à des dispositifs de capture de geste. Après quoi l’Ircam m’a commandé une bande originale pour Brumes d’automne de Bertrand Bonello.

Comme je l’ai dit, au départ, mon obsession était de me restreindre principalement aux traitements en temps réel, mais mes préoccupations ont évolué depuis. Je m’intéresse à présent davantage à une électronique « cachée » ou « masquée », pour générer des situations à mi-chemin entre le réel et l’irréel, où l’écriture instrumentale est rehaussée par l’électronique, sans que le public puisse affirmer avec certitude si la source sonore est traitée ou non.

C’est ce que j’ai fait dans A/Z pour le Trio KDM et Élise Chauvin, dans laquelle j’ai caché un haut-parleur derrière l’accordéoniste pour donner l’illusion que l’instrument est capable de jouer des choses que, si l’on connaît un peu l’instrument, on sait pertinemment impossibles. Plus récemment, mon projet The Nature of Things pour Les Métaboles met en œuvre le Jardin Sonore de Manuel Poletti, qui consiste en un ensemble de haut-parleurs enterrés dans le sol sous les pieds du public.

Comme vous le savez sans doute, ce concert « Féminin pluriel » présente uniquement des œuvres de compositrices…

D’un certain point de vue, un concert 100% féminin est une forme de discrimination positive, non ? J’ai toujours le sentiment que ces questions sont un peu piégeuses. Il n’y a pas de réponse simple à ces questions d’égalité entre genres.

On peut aussi répondre en changeant de perspective : combien y a-t-il de concert 100% masculin (et occidental), pour lesquels le sujet de la « masculinité » n’est jamais évoqué lors des interviews ? On ne demande pas non plus à ces compositeurs s’ils ont le sentiment que leur manière de composer diffère de celle d’une femme.

Pour résumer, quand je compose, je ne songe pas un instant au fait que je suis une femme. Non plus que je songe au fait que je viens d’Asie. Je me concentre sur le travail à faire, tout simplement, en m’efforçant de faire mieux à chaque fois.

 

 

Photos : portrait Diana Soh – DR / © EIC