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Pierre Boulez : Répons.

Éclairage Par Michael Ertzscheid, le 18/12/2020


Ce sera le temps fort de la prochaine édition de la biennale Pierre Boulez, à la Philharmonie de Paris, en janvier. Le 17, dans la salle des concerts de la Cité de la musique,  l’Ensemble intercontemporain au grand complet retrouvera l’œuvre qui est certainement la plus constitutive de son identité en même temps que la plus emblématique de son fondateur :  Répons. Un chef-d’œuvre aux multiples facettes que nous invite à découvrir Michaël Ertzscheid, musicien, auteur et enseignant.

Au départ, il y a le goût du défi. Partir d’un procédé d’une grande simplicité pour aboutir à une œuvre d’une complexité réjouissante. Puis il y a le goût de l’impossible. Écrire une pièce impossible à donner dans une salle de concert, avec des machines qui n’existent pas, et qui soit de surcroît impossible à diriger. Et pour la composition : écrire avec une architecture solide et qui permette en même temps les multiples remaniements d’un work in progress dans un langage tout à la fois complexe et charnel. Et bien sûr, que toutes ces impossibilités convergent pour, au final, créer un chef-d’œuvre.

Un procédé simple
Rien de plus simple en effet que le « répons » ce jeu d’alternance et de dialogue, très employé au moyen-âge : dans le chant responsorial, nous dit Boulez, « quand un célébrant dit un verset, la foule répond. On a cette réponse ; il y a un échange, un dialogue entre le solitaire (célébrant) et le collectif (la foule). » Le procédé est connu, les musiciens l’ont déjà abondamment utilisé (canons, fugues, concertos baroques). Boulez le pousse dans des retranchements les plus spectaculaires en y apposant sa marque : le goût des timbres rares, et un instinct de l’espace. Il convoque un ensemble de 24 musiciens (cordes, bois, cuivres), qu’il enrichit d’un groupe de 6 solistes d’une virtuosité vertigineuse, dans une sorte de concerto Brandebourgeois survitaminé. Boulez disait : « J’aime la virtuosité parce c’est synonyme de danger » et Répons est bien une œuvre qui joue avec les limites des musiciens les plus chevronnés.

Coup de génie spatial
Souvent l’espace conditionne le son : l’architecture des cathédrales permet le double-chœur , leur acoustique réverbérante favorise certaines écritures… Le coup de génie boulézien consiste à composer pour un espace qui n’existe pas en tant que salle de concert : « le modèle géographique de Répons, c’est la ville », dit-il. Au centre, l’orchestre ; autour, le public ; en périphérie, les solistes. Tant pis s’il faut à cette époque démonter des sièges, les nouvelles cathédrales viendront plus tard (Cité de la musique, Philharmonie de Paris, etc.)

 

Se déplacer dans le son
Dans cette ville sonore, il faut pouvoir se déplacer. Boulez imagine tout un jeu de haut-parleurs, piloté par des ingénieurs de l’IRCAM : chaque instrument soliste est amplifié, transformé, et réinjecté n’importe dans l’espace. Cela veut dire traiter 200 millions d’opérations par seconde. En 1984, les macintosh qui viennent d’être lancés sur le marché en étaient bien incapables ; ce que Boulez réclame est un petit miracle informatique. Un miracle réalisé par l’IRCAM, qui travaille depuis des années sur des ordinateurs surpuissants (4A, 4B…), et qui vient de lancer le tout nouveau 4X qui marquera l’histoire de l’informatique musicale.

 

Un défi pour le chef d’orchestre
Au centre de ces réseaux imbriqués, seul capitaine, le chef d’orchestre doit donc diriger à 360°. Boulez se crée des défis à sa démesure et les résout en compositeur : « Si les musiciens se situent à 30m du chef, on ne peut pas leur demander d’en référer à leur partie et de regarder en même temps les battues du chef. Il y a ainsi des tempi contrôlés pour l’ensemble, et des tempi relatifs pour les solistes. » Quand ils se superposent cela crée des « moirures  sonores » qui peuvent, dans la vitesse, produire un effet voisin de la « stroboscopie ». 

« Répons ne renvoie pas seulement au dialogue entre les solistes et l’ensemble, au dialogue des solistes entre eux, au dialogue de ce qui est transformé et de ce qui ne l’est pas, mais aussi au dialogue de plusieurs matériaux. » Cinq accords sous-tendent le matériau musical, mais ils avancent masqués. L’oreille les reconnait même si le cerveau ne les nomme pas (l’oreille a ses raisons que la raison ignore). Pas de mélodie évidente, mais des signaux mélodiques qui orientent la perception, et des cryptogrammes qui infusent leur rationalité dans cette musique des sens (par exemple l’ensemble de 6 notes – hexacorde – construit sur le nom de Sacher, que Boulez utilise également dans Incises, Dérive 1…. L’œuvre regorge de moments musicaux inouïs et précieux ; l’entrée des solistes, toute de ricochets harmoniques ou la section dite « balinaise », avec son ivresse rythmique, la coda qui s’effiloche comme un rêve…

 Répétition de Répons, avec Pierre Boulez, Ircam, 2004

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage…
Répons a connu plusieurs versions, s’allongeant à chaque fois. Boulez le Proustien réclamait le droit d’écrire de nouveaux chapitres, lui qui disait qu’en musique « le plus mauvais chemin pour aller d’un point à un autre est la ligne droite. » Il lui préférait la spirale. « On me demande parfois « Pourquoi remaniez-vous vos œuvres ? Pourquoi les élargissez-vous ?» Parce que je trouve qu’elles ne sont pas « finies ». J’ai donné parfois comme comparaison la spirale. Vous dessinez une spirale, vous l’arrêtez, elle est parfaite. La spirale est pour moi le type d’une pensée intéressante, qui repasse dans les mêmes moments, mais toujours un peu plus chargée d’évènements, de perspectives. Pour donner une équivalence dans le domaine de l’architecture, je penserais volontiers au Musée Guggenheim, à New York, conçu par Frank Lloyd Wright  : l’intérieur est une spirale en pente douce. En visitant ce musée, à chaque instant on peut apercevoir ce qu’on va voir de près au moment suivant, mais aussi ce qu’on vient de voir et qui est déjà loin… » 
Répons est l’œuvre où se déploient l’héritage et les promesses de Boulez : le temps réel de l’IRCAM, les espaces scéniques à venir (Cité de la musique, Philharmonie de Paris), la virtuosité et les timbres de l’EIC, le sens de la mise en scène et de la direction d’orchestre, la composition sans compromission… C’est une spirale qui s’élève en double hélice, et qui porte en son cœur l’ADN boulézien.

 

 

 

Photos (de haut en bas) : Répons, Philharmonie de Paris, 2017 © EIC / Répétition de Répons, Ircam, 1984 © Marion Kalter / Répétition de Répons, Ircam, 2004 © Philippe Gontier