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Ombres et lumières. Entretien avec Jérôme Combier, compositeur.

Entretien Par David Verdier, le 29/04/2015

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Le 15 mai 2015 les solistes de l’Ensemble interpréteront Terra d’ombra de Jérôme Combier dans le cadre du festival Les Musiques à Marseille. L’occasion de revenir sur le parcours singulier d’un compositeur qui se sent aujourd’hui plus écrivain que musicien.
Comment avez-vous compris que vous deviez vous consacrer à la musique ? Y a t-il un événement, une rencontre ou une influence décisive ?
Avons-nous le devoir de faire une chose plutôt qu’une autre ? Je ne crois pas, le hasard préside souvent aux destinées, toutefois sur la question de l’impératif d’une vocation, j’aimerais pouvoir répondre qu’il en fut réellement ainsi, enfin j’aimerais pouvoir le croire. J’ai commencé la musique bien tardivement, à l’âge de dix-neuf ans sans avoir auparavant réellement de formation, j’ai choisi alors de m’inscrire à l’université, à Paris VIII, en musicologie, sans savoir ce qui m’attendait et probablement avant tout par réaction, pour échapper à des contraintes sociales et parce que finalement j’avais envie de devenir artiste. Ensuite il y a eu cet aphorisme de Nietzsche : « Deviens ce que tu es » ; cette phrase, après que le hasard a fait son ouvrage, est devenue de toute grande importance et je me suis lancé à corps perdu dans la musique. Puis la rencontre d’Hacène Larbi fut décisive. Hacène était professeur au conservatoire de Châtenay-Malabry, et proposait des cours d’une grande liberté où se mêlaient l’écriture, l’analyse musicale, le contrepoint, l’orchestration. Il n’y avait pas de cloisonnement entre ces matières, pas de cadre, juste la soif toute grande de découverte. Le savoir d’Hacène était très rigoureux, très détaillé. J’ai découvert et avec grande minutie les musiques de Bach, Schumann, Ravel, Debussy et Webern.
Un événement ? Ce serait celui-ci : un jour Hacène me tend un papier sur lequel est griffonnée une adresse à peine lisible. Il me dit : « Tu as dix jours pour écrire une pièce pour piano et l’envoyer à cette adresse. » Je me suis exécuté, comme le disciple répond au maître et ai effectué ce qui était attendu de moi, en allant au bout d’un effort que je n’avais jamais connu jusqu’ici. J’ai posté ma partition, épuisé, puis finalement je l’ai oubliée. Deux mois plus tard, j’ai reçu dans ma boîte à lettres une invitation pour la finale d’un concours international de composition en Norvège, à Oslo. C’était en 1995, j’avais 24 ans et n’avais jamais pris l’avion. Je n’ai pas gagné le concours, mais cet événement, depuis l’écriture de la partition, jusqu’au voyage, la rencontre avec le pianiste, le concert… tout cela a révélé chez moi l’envie d’écrire une musique qui soit avant tout une expérience de vie. Aujourd’hui, en considérant ces années passées, je me dis qu’il ne pouvait guère en être autrement, qu’ayant choisi la musique, il était inévitable que l’écriture me happe. D’ailleurs aujourd’hui, je me sens plus écrivain que musicien.
 
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Il y a dans vos titres une puissance évocatrice qui fait souvent allusion à l’ombre, à la couleur noire. Pourrait-on faire de cette palette de « tons » une grille de lecture pour essayer de définir votre musique ?
Probablement, je ne sais pas trop, les titres ne révèlent qu’une part infime de la musique qu’ils nomment. On voudrait croire qu’ils sont comme le portrait psychologique de la musique (ou de son auteur), mais parfois ils ne sont qu’un fantasme. Ce que je cherche toutefois dans un titre au moment où j’écris la partition c’est qu’il puisse contenir en lui, l’idéalité sonore de la pièce en cours de fabrication, du moins pour moi. Souvent ils se rattachent au timbre, à la couleur sonore générale : Bois sombre pour dire la sonorité mate des sons pizzicato et col legno de l’alto, la touche en bois d’ébène ; Stèles d’air pour évoquer l’opposition entre des sons percussifs arides et brefs et des sonorités frottés, soufflées, ténues ; Lichen pour dire le recouvrement du son par des bruits. En ce sens, par l’intermédiaire du timbre, certains titres que je choisis sont très liés à la couleur. Je crois que c’est aussi pour moi manière de ne pas perdre de vue cette sorte d’idéalité sonore que la pièce en cours de fabrication porte en elle et qui m’est apparu souvent au début du travail. Après je ne peux guère en dire d’avantage, cette propension au noir, à l’ombre, à la nuit… Terra d’ombra est un titre emprunté à Giuseppe Penone à qui la pièce est dédiée. Il ne désigne pas nécessairement une œuvre précise du plasticien (quoique les grands tableaux qui constituent Terra d’ombra sont magnifiques à mes yeux), mais plutôt là aussi la recherche d’une texture sonore mate et sombre (comme pour Bois sombre), la recherche d’une musique avant tout gestuelle d’où également cette référence à l’univers de Penone dont les œuvres portent si souvent la sédimentation d’une empreinte, d’une trace, d’un geste.

 
J’ai l’impression que cette notion de geste sonores et/ou musicaux est toujours présente, mais qu’elle a évolué avec le temps.
Certaines de mes pièces s’attachent effectivement à mettre en évidence les gestes des instrumentistes, à les écrire même. Je me souviens que cette idée —qui n’est pas une invention de ma part ; d’autres l’ont eue avant moi— m’est venue lors d’un concert de musique traditionnelle kazakhe. Les joueurs de dombra, luth à deux cordes d’Asie centrale, s’évertuaient particulièrement à mettre en scène la rapidité de leurs gestes, jusqu’à parfois en effectuer certains qui semblaient purement décoratifs. J’avais tenté d’y faire (lointainement) référence dans la pièce pour guitare et électronique, Kogarashi, dans laquelle les mains ne cessent de se croiser dans une sorte de chorégraphie rythmique. Plus tard, la rencontre d’instruments à percussion digitale (le zarb avec Sylvain Lemêtre, le tambourin avec Carlo Rizzo) a nourri cette réflexion. Des pièces comme Dog eat dog (pour guitare et violoncelle), Terra d’ombra, mais également le scherzo du quatuor à cordes que je viens d’écrire (Parler longuement de fantômes) s’attachent particulièrement à écrire le déplacement des mains et en ce sens, l’interprétation de ces musiques nécessite vraiment une maîtrise concomitante du son et du geste. Ce sont des pièces qui se donnent aussi à voir et elles doivent être assumées comme telles par les interprètes.
Toutefois, il m’est important de dire que je ne souhaite pas que cette dimension rythmique/gestuelle occulte les autres qualités de la musique que je m’efforce toujours de mener de front : la qualité harmonique, la qualité mélodique, timbrale. Il me semble qu’un compositeur (en tout cas tel que moi) doit savoir mener conjointement toutes ces qualités, toutes ces lignes de force. Dans nos musiques aujourd’hui rien n’est donné, mais tout est à construire et tout nous invite à faire des choix : à tel ou tel moment, celui d’une musique rythmique plutôt qu’harmonique, à tel autre moment celui d’une musique timbrale plutôt que rythmique… Pour ma part, je tente de faire en sorte qu’à l’intérieur d’une même pièce ces partis pris évoluent et que ces lignes de force se distribuent variablement au cours du temps. Être compositeur, me disait Emmanuelle Nunes, c’est prendre 1000 décisions à la minute.
 
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Dans Parler longuement de fantômes, les gestes s’effaçaient pour céder la place à une bande enregistrée, comme un puits de lumière noire au fond duquel tournoient les fantômes – « hantologie » de la mémoire musicale. Considérez-vous que votre musique se développe aux (vers les) marges et limites ?
Il y a deux attitudes extrêmes face à l’Histoire et disons, face au phénomène « hantologique » : Soit on tente de ne pas y prêter le flanc sachant que de toute façon quoiqu’on écrive l’Histoire se fera entendre et qu’il ne sert à rien d’être trop démonstratif à cet égard et de surajouter à l’Histoire, soit on s’y adonne trouvant là matière inépuisable, où construire son propre rapport à l’histoire et par là son identité. Chaque compositeur et même chaque œuvre se positionne de manière particulière de ce point de vue : La musique de Boulez semble congédier toute référence directe à l’histoire, mais dans une pièce comme …Explosante-fixe… filtrent les musiques de Debussy, Messiaen, Stravinsky ; Sinfonia de Berio est hantée par l’histoire et fait cette hantise le paradigme de son discours. Chaque musique raconte quelque chose de particulier quant à ce phénomène « hantologique ».
Pour ma part, depuis Petite obscurité, construite sur le sujet du ricercare de l’Offrande musicale, certaines pièces tissent un fil rouge à l’intérieur de mon archéologie musicale personnelle. Dans Embâcle apparaît un thème schubertien bien connu (mais peu reconnaissable dans le contexte), dans Lichen c’est Ravel (Alborada del gracioso y apparaît textuellement), dans Parler longuement de fantômes, Ravel encore et Debussy, Dutilleux.
Mais je ne crois pas que ce soit là une caractéristique forte de mon travail. Si je reprends votre question et que je tente d’y trouver quelque chose de plus fondamental pour moi, je dirais que la question de la mémoire et plus exactement de la forme donnée au temps musical et son appréhension possible ou non par la mémoire, me préoccupe tout particulièrement. C’est même je crois la raison pour laquelle cette activité — écrire de la musique — aujourd’hui me correspond et me constitue.
 

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1-le terme « Hantologie » est emprunté à Jacques Derrida (« si je m’apprête à parler longuement de fantômes » / Spectre de Marx, éd. Galilée, Paris, 1993), mais il définit aussi tout un courant artistique anglais et américain du début des années 2000 qui regroupe des artistes, souvent musiciens, construisant leur propos à partir de traces du passé. Le film de Ken McMullen, Ghost dance, y joue une place importante où l’on voit Derrida parler de fantômes.
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Photos (de haut en bas) : 1-DR / 2 et 3  (c) Luc Hossepied pour l’Ensemble intercontemporain