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Luciano Berio : Sinfonia.

Éclairage Par Pierre-Yves Macé, le 07/04/2011


Peu d’œuvres musicales de la période contemporaine (après 1945) auront fait couler autant d’encre que la Sinfonia de Luciano Berio, véritable labyrinthe de références ouvrant large la porte à l’exégèse. Peu d’œuvres, surtout, auront forgé la célébrité d’un compositeur, jusque dans le malentendu (on aura pu, par exemple lire cette Sinfonia comme une célébration du collage anticipant la postmodernité musicale).
L’œuvre ne fait nullement référence à la forme symphonique ; littéral, son titre ne renvoie qu’à la volonté de faire sonner (-phonê) ensemble (sun-) plusieurs instruments (un orchestre et un groupe de huit voix solistes) et de combiner en une forme homogène une multitude de références musicales et textuelles. Cette intention culmine dans le célébrissime mouvement central que la forme « en arche » – cinq mouvements d’envergures très différentes – met en exergue.

Le contexte de la Sinfonia
La Sinfonia est composée entre 1968 et 1969, à l’acmé d’une période marquée par l’essoufflement de l’orthodoxie sérielle et le besoin de régénérer le langage. La pratique de la citation musicale apparaît alors chez certains compositeurs comme une sortie possible du sérialisme : une manière de rupture dans la rupture, capable de convoquer le passé sans s’égarer dans sa nostalgie. L’heure est également celle du « pluralisme », un concept développé par le compositeur allemand Bernd Alois Zimmermann, auteur d’une œuvre strictement contemporaine de la Sinfonia et non moins emblématique : le Requiem pour un jeune poète. Il s’agit d’un vaste monument orchestral incorporant écriture sérielle, travail sur la voix proche du Hörspiel, collage de citations et improvisations de free jazz.
La Sinfonia marque un certain pas, prudent, nous le verrons, en direction de ce pluralisme (un pas inattendu que ni Boulez ni Nono ne franchiront, par exemple) : à l’éclectisme des références littéraires, elle adjoint le jeu des citations musicales, auquel le compositeur se prête avec bonheur, sans toutefois y noyer l’autonomie de son œuvre.

1er et 2e mouvement : vers une sémantisation des procédés de la linguistique structurale
L’œuvre s’ouvre sur un coup de tam, puis sur un aplat vocal marqué par une couleur harmonique très particulière :

 

Ici, l’étagement de tierces (intervalle longtemps pourfendu par l’« avant-garde ») soutenu par une quinte à vide à la basse, réintroduit des éléments du spectre harmonique dans le contexte atonal. A lui seul cet accord – que l’on retrouvera dans l’œuvre à plusieurs reprises – pourrait définir la Sinfonia : synthèse « verticale » des acquis de la musique sérielle et d’un matériau plus profondément ancré dans la tradition.
Le texte chanté par les huit solistes est une suite de phonèmes vocaliques tirés d’un extrait de Le Cru et le cuit de Claude Lévi-Strauss. Dans ce texte constituant le matériel du mouvement entier, l’anthropologue analyse le mythe bororo de la naissance des cours d’eau. Comme pour son Omaggio a Joyce (1958) réalisé avec Umberto Eco, Berio se sert ici de sa référence textuelle inattendue comme support d’un travail de décomposition phonétique, dont émergent ça et là quelques énoncés intelligibles (« ce mythe nous retiendra longtemps ») ou des monosyllabes charriant la thématique liquide : « sang », « pluie », « eau ».
Le mouvement s’achève toutefois sur une séquence purement instrumentale, embryon d’un développement aux allures de concerto pour piano, succédant à un tutti orchestral, et se densifiant jusqu’à une certaine frénésie, avec l’aide des percussions à clavier et des cuivres :

 

Le retour de l’accord initial et du coup de tam clôt ce premier et dense premier mouvement dans le geste d’une coupure semble-t-il prématurée.
Le bref second mouvement poursuit (et pousse encore plus loin) le procédé de déconstruction textuelle. Il s’agit d’une transcription de O King, composition-hommage à Martin Luther King écrite l’année précédente, réintroduite dans la Sinfonia sans doute comme second hommage, posthume cette fois (le pasteur afro-américain fut abattu le 4 avril 1968). Textuellement, ce second mouvement ne comprend que le nom « Martin Luther King », décomposé en ses voyelles et consonnes. Les morphologies propres de ces phonèmes génèrent ici une série limitée de sept sons resserrés dans un faible ambitus de hauteurs (sixte majeure). Contrainte de la sorte et nécessairement répétitive, la combinatoire sérielle crée une couleur harmonique globalement statique, que viennent souligner par éclats consonantiques les sforzandi instrumentaux du piano, puis des cuivres, emplissant l’espace jusqu’à atteindre un certain climax :

 

Les deux premiers mouvements reprennent donc à leur compte les techniques sérielles (au premier plan desquelles la décomposition phonétique issue de la linguistique structurale), tout en les associant à des contenus sémantiques : la thématique de l’eau pour le premier mouvement, et le nom, hautement symbolique, de Martin Luther King pour le second.

3e mouvement (« im ruhig, fliessender Bewegung ») : la question du commentaire
Le troisième mouvement met véritablement à l’honneur la pratique citationnelle de Berio, en la distinguant de celle de ses contemporains. Là où la citation obéit chez Zimmermann à une visée disruptive, ouvrant des abîmes temporels et esthétiques dans l’entrechoc d’une chanson des Beatles, d’un extrait de la Neuvième Symphonie de Beethoven et d’archives sonores de la seconde guerre mondiale, elle se fait chez Berio mouvement coulant (fliessender Bewegung) d’un « embarquement pour Cythère », exploration aventureuse de la musique du passé. Avec, en guise de navire et de boussole tout à la fois, substrat musical quasi-constant dont on ne perçoit parfois lointainement qu’un mince filet, le scherzo de la Seconde Symphonie de Mahler, qui offre son titre, son matériau et sa structure à ce mouvement central. Soutenus par un balancement ternaire particulièrement fluide, filant la thématique aquatique du premier mouvement (ce scherzo reprend la structure d’un lied du Knaben Wunderhorn narrant le prêche aux poissons de saint Antoine de Padoue), les enchaînements harmoniques de Mahler deviennent le terreau d’où jaillissent, en gerbes plus ou moins brèves, diverses citations empruntées au répertoire traditionnel, depuis Bach jusqu’à Stockhausen, en passant par Beethoven, Brahms, Strauss, Hindemith, Stravinsky, Debussy, Ravel, Boulez, etc.
La citation se fait la plupart du temps sur le mode de la greffe ponctuelle : le matériau de Mahler « appelle » ou génère un certain nombre de réminiscences qui s’y superposent puis disparaissent. Observons comment se succèdent ici, dans le giron du scherzo, les citations de Ravel (la flûte de Daphnis et Chloé, explicitement annoncée par la voix récitante), Debussy (les trilles de cordes de La Mer, appelée par les mots « play of waves ») puis aussitôt Berlioz (l’« idée fixe » de la Symphonie fantastique, ici confiée au hautbois) et enfin Ravel à nouveau (le thème en octave des cordes et les chromatismes de la flûte piccolo de La Valse) :

 

Ailleurs, la citation acquiert une autonomie plus conflictuelle. Notons comment, dans cet exemple, le substrat mahlérien (ici un staccato de doubles croches) se trouve d’abord transformé en la séquence finale de la première partie du Sacre du Printemps de Stravinsky, puis mis en tension avec le produit de cette transformation :

 

Chemine aux côté du ruisseau mahlérien, et plus discrètement, un florilège de fragments de la version anglaise de L’Innommable de Samuel Beckett, récité par les solistes. Augmenté, comme le scherzo, de multiples citations (Valéry, Joyce, graffitis de mai 68…), le soliloque schizoïde du personnage « innommable » apparaît sous son jour le plus comique, théâtralisant la situation musicale en paraissant s’y référer et la commenter ironiquement : « on attend que ça commence, le spectacle obligatoire, c’est long, on entend une voix, c’est peut-être une récitation, c’est ça le spectacle, quelqu’un qui récite, des morceaux choisis, éprouvés, sûrs, une matinée poétique, ou qui improvise, on l’entend à peine, c’est ça le spectacle ». De son côté, la poétique de Berio est poussée dans ses retranchements les plus baroques, se déployant dans une certaine exubérance de la prolifération (le compositeur va jusqu’à aménager dans le texte de sa partition un espace pour les contingences du concert : les autres œuvres du programme, le nom du chef, etc.).

 


Par de tels procédés, la musique de Mahler, et à travers elle tout un pan de l’Histoire de la musique, semble se trouver annotée, griffonnée, augmentée de notes de bas de page ou de commentaires marginaux qui en décuplent la vertu « hospitalière » (on sait comme Mahler introduisait déjà dans ses symphonies de multiples objets trouvés, marches militaires ou chansons folkloriques…). Berio nous fait entendre son écoute exégétique de Mahler, ce qui fait de ce mouvement une écoute au second degré (nous écoutons Berio écouter Mahler). À moins qu’il ne s’agisse d’une analyse paradoxale : paradoxale en ce sens que, plutôt que de délier les éléments (analuô), elle préfère les augmenter et les faire exploser.

4e et 5e mouvements : le commentaire auto-réflexif
Lors de sa création, la Sinfonia ne comprenait que quatre numéros et s’achevait sur un bref et énigmatique quatrième mouvement. Par son procédé d’expansion d’un énoncé de départ (les mots « rose de sang », empruntés au mouvement de la Symphonie de Mahler suivant le scherzo, accompagnés de leur intervalle de seconde majeure) celui-ci rappelle fortement le O’King (similarité renforcée par la structure en cinq mouvements) avec lequel il partage une temporalité plutôt posée.
Sas de sortie de l’univers mahlérien, ce mouvement marque un geste de repli de l’œuvre sur elle-même, en n’apportant que très peu de matériel nouveau, et en exploitant celui des mouvements précédents. La tâche de l’ultime mouvement, ajouté par Berio pour la version de 1969, sera de pousser plus loin ce principe cumulatif en une complexe synthèse de toute l’œuvre. En s’ouvrant sur le piano solo, ce quatrième numéro semble se souvenir de l’ébauche de concerto pour piano qui concluait le premier mouvement, tandis que la voix soprano reprend, de façon intelligible cette fois, le texte du numéro précédent, « Rose de sang Rose de sang appel bruyant appel bruyant doux appel appel doux » :

 

Suit un développement au cours duquel, à partir du texte de Le Cru et le cuit, on reconnaît l’accord du premier mouvement (les premières secondes de l’extrait suivant), certaines citations – au second degré, donc – du « Im ruhig… », parmi lesquelles, très furtivement, un tutti orchestral (à 0:29), le violon de la Kammermusik de Hindemith (à 0:35), une clarinette mahlérienne (à 0:53), la flûte ravélienne (1:04) violon solo et cor issus de La Mer de Debussy (vers 1:40).

 

Ce qui pourrait apparaître comme un assez classique retour au mouvement initial est en réalité un geste réflexif bien plus fort : une relecture de l’œuvre entière, doublée d’une fonctionnalisation de tous ses éléments épars. Avec un changement d’angle ou de focalisation : à la structure substrat / inserts du « Im ruhig… » s’est désormais substituée une combinatoire sérielle beaucoup plus intriquée.
Ainsi cette œuvre marquée par le commentaire interne de Mahler à la lumière de plusieurs siècles d’Histoire de la musique, s’achève-t-elle en faisant son propre commentaire, en devenant elle-même une histoire que l’on raconte, enrichit ou transforme.